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Michel finit par nous abandonner, la photo contre lui. Très vite, sa silhouette s’évanouit dans les profondeurs. Après le zip de la fermeture Éclair, nous entendons de petits gloussements. Des pleurs.

Farid s’apprête à le rejoindre, mais je l’attrape par la manche du blouson.

— Fous-lui la paix. Je crois qu’il a besoin d’être seul.

Le beur resserre les lacets de sa capuche autour de sa tête.

— T’as raison. On en a tous besoin. (Un silence.) Tu t’es pas trompé, je sais pas lire. J’ai un truc, ça s’appelle l’alexie. Une case de mon cerveau qui tourne pas rond. Dans mon cas, c’est congénital. C’est comme avoir les yeux bleus alors qu’on est arabe, on n’y peut rien. Quand on a cette maladie et qu’en plus on est « étranger », ça aide pas beaucoup pour bien démarrer dans la vie, tu sais ? Voilà, t’es content maintenant ?

Il part vers l’origine de sa chaîne. Je reste là, avec la lampe, qui révèle l’âpreté de notre environnement. J’ignore ce qui va se passer, j’ignore jusqu’à quelles limites on veut nous pousser, mais je vivrai. Je vivrai aussi longtemps que mon organisme me le permettra. Je veux trouver celui qui menace ma famille et joue avec nos vies. Je veux comprendre.

Je roule ma photo, la glisse dans mon blouson, me retourne et cherche Pok. Je m’en doutais… Il traîne autour du cadavre, à l’affût. Je fonce sur lui et le saisis fermement par la fourrure. Il émet un grognement et marque une résistance. J’ai déjà été témoin, par le passé, de tels signes agressifs dans son comportement. Je la joue ferme, nos yeux se rencontrent et, très vite, Pok revêt de nouveau sa carapace de gros nounours. Il me lèche affectueusement la bouche. Un peu de tiédeur, ça me fait beaucoup de bien.

Mais j’ai vu, dans son regard. Et cet éclair froid me fait peur.

En m’éloignant, je me tourne une dernière fois vers le tas de chair morte, dubitatif. Doit-on le balancer dans le gouffre, essayer de l’enterrer au pied du glacier ? Ou alors, comme Farid, le rouer de coups pour les horreurs qu’il va nous contraindre à vivre ?

Pok, lui, ne se pose pas tant de questions. Je ne lui laisse pas deux jours avant qu’il retrouve ses instincts de chasseur, et se mette à le dévorer.

11

« Dès lors, il avait mécaniquement rampé vers l’entrée de la caverne, et ses frères et sœurs avaient agi comme lui. Pas une fois ils ne s’étaient dirigés vers les sombres retraits des autres parois. Tous ces petits corps potelés, pareils à autant de petites plantes, rampaient aveuglément vers le jour qui était pour eux une nécessité de l’existence, et tendaient à s’y accrocher comme les vrilles de la vigne au tuteur qui la soutient. »

Extrait de Croc-Blanc (1906), de Jack London,

l’un des livres préférés de Jonathan Touvier

J’ai vraiment voulu mourir la première fois quand Max Beck, celui qui fut un temps mon meilleur ami, est décédé d’une chute. Puis voilà deux ans, à l’annonce de la leucémie de Françoise. Je crois qu’en dépit de ce qu’elle a été, du bonheur qu’elle m’a apporté, ma vie est une succession de naufrages. Et même si les plus belles histoires commencent toujours par des naufrages, comme disait Jack London, je suis intimement persuadé que les pires aussi.

Cette fois encore, nous essuyons un naufrage magistral. Tous trois, nous sommes assis sous la tente, autour des maigres éléments dont nous disposons. Les deux oranges sont grosses, pleines de jus, j’en suis sûr. J’en prends une et la caresse d’un geste gourmand. L’envie me prend de lui dessiner deux yeux, un nez, une bouche pour qu’elle me sourie, mais je n’ai même pas de stylo.

Dans notre nid, nul ne parle et n’en ressent l’envie. La toile oscille, comme si des mains invisibles la caressaient. Michel regarde ces mouvements ondulatoires avec son gros masque renfoncé entre ses épaules. Là-bas, dans le noir, le puits se met à chanter. On dirait des tuyaux d’orgue au fond d’une église, c’est effroyable. Puis il y a nos tubes digestifs aussi, qui font de drôles de bruits. Je crois que chacun d’entre nous bascule, en ce moment même, du côté où il se rend compte que, peut-être, personne ne viendra nous chercher.

Je distingue soudain une forme mouvante, dans un angle de la tente. Intrigué, je m’allonge perpendiculairement à mes compagnons et positionne mon gobelet en rempart. Une araignée, une vraie araignée s’y engage, je la piège en le refermant par-dessus. Il me semble qu’elle est marron, ou noire, avec une bande jaunâtre sur l’abdomen et des pattes d’une élégante finesse. Je suis étonné de constater que la vie existe aussi ici, que des espèces survivent, grâce à un incroyable phénomène d’adaptation.

— Super festin, fait Farid, sans entrain, redressé sur ses coudes.

— C’est bon signe. Il y a peut-être d’autres êtres vivants cachés tout autour de nous. Des insectes, des bestioles un peu plus grosses. Ça pourrait nous fournir une source de nourriture.

— Tu parles. Il n’y a que des rochers ici.

Je pousse mon gobelet transparent dans un coin.

— En tout cas, elle, elle existe. On va l’appeler Bienvenue. Et on va la sortir de cet endroit maudit, avec nous. On fait tout pour la garder en vie, d’accord ? Elle sera notre porte-bonheur. Tant qu’elle vivra, nous vivrons.

Je la regarde longuement. Michel, Farid, Pok, moi-même, et Bienvenue à présent. Notre famille souterraine s’agrandit, brassée d’horizons si différents. Farid, l’Arabe obscur aux iris d’océan. Michel, le colosse au cœur triste. Bienvenue, le petit être mystérieux. Pok, l’ancien traumatisé. Et moi, là-dedans…

Je reste là, sans bouger, et mon visage se ferme à nouveau. J’ai déjà vécu, dans des endroits inhospitaliers où Extérieur m’envoyait, ces situations où tout s’accélère. J’y ai vu des types forts comme dix bœufs sombrer sous une toux carabinée en moins de cinq minutes, d’autres ruisseler de sang par le nez et délirer alors qu’un quart d’heure plus tôt, ils plaisantaient au son d’une radio qui captait à peine. On peut mourir. N’importe quand. N’importe comment. Vite, ou dans de longues souffrances.

L’œil vide, je détaille ce matériel primaire dont nous disposons, ainsi que nos ridicules réserves de nourriture. En temps normal, nous pourrions tenir vingt, même trente jours sans manger, en nous hydratant correctement. Mais avec ce froid et cette humidité, tout est multiplié par cinq. Très vite, nous nous affaiblirons, et…

Je m’empare de la casserole et m’arrache de terre.

— Quelqu’un vient avec moi ? Je vais gratter de la glace.

Farid plante une cigarette entre ses lèvres qui, déjà, se craquellent.

— Tu laisses la lumière ici, d’accord ?

— En posant le casque entre la tente et le glacier, nous disposerons chacun d’un peu de clarté. Et fume dehors, s’il te plaît.

— Fumer dehors ? Elle est bonne, celle-là. T’as vu écrit resto, sur l’enseigne ?

Il allume et tire une longue taffe. C’est sa troisième ou quatrième cigarette. Ses doigts tremblent fort devant sa bouche. Il est mort de froid et cligne anormalement des yeux. Le manque de repères visuels, l’obscurité, l’humidité…

— Je reste ici. J’ai pas envie de gratter. Ça voudrait dire qu’on se résigne, qu’on admet qu’il a gagné.

— On se résigne si justement on ne fait rien.

Michel s’en mêle :

— Excusez-moi mais… à mon avis, on ne devrait rien faire, et attendre. Quelqu’un va venir nous chercher.