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Je regarde la photo de ma fille, longtemps et tristement, tandis que dans la casserole, la glace crépite, révèle un murmure agréable. Les gaz de nos lourdes respirations se mélangent, chacun peut sentir l’haleine vide de l’autre, percevoir les manifestations organiques voisines. Nos poumons, intestins, estomacs s’expriment eux aussi. Avec la pointe d’un couteau, je gratte doucement la peau de l’orange, elle va parfumer notre boisson. Se regrouper autour d’un feu, si modeste soit-il, est un langage universel qui ne demande aucun traducteur. Tous trois, à ce moment-là, nous sommes à l’unisson.

Soudain, une goutte tombe sur le tapis. On lève les yeux. De petites perles d’eau apparaissent sur la paroi intérieure de notre tente.

— Mince, j’avais oublié. C’est à cause de la chaleur. Ici, l’humidité avoisine les cent pour cent. L’air chaud généré par la flamme monte, touche la paroi froide de la tente et se transforme immédiatement en gouttelettes. Si nos vêtements et nos duvets sont trempés, on est morts.

L’ambiance est de nouveau plombée. Je suis contraint de baisser le débit de gaz.

— On ne peut pas continuer comme ça. D’ici quelques minutes, j’éteindrai. La prochaine fois, on fera ça dehors. Je suis désolé.

Farid soupire. Il approche ses mains un peu plus près de la flamme.

— C’est pas vrai… Notre seul bon moment depuis le début.

— Je sais. Tant qu’on en est aux réjouissances, nous devrons nous forcer à boire chacun quatre litres d’eau pour compenser le manque de nourriture, affronter l’humidité, assurer le fonctionnement des reins et rester en vie. Ça nous permettra également d’avoir l’estomac plein. Il nous faudra donc gratter et faire fondre douze litres de glace chaque jour, ça fait à peu près deux heures de travail. Je compte sur vous pour m’aider.

— Douze litres ?

— Oui, douze litres. Dernière règle : en entrant ici, chacun d’entre nous ôtera ses chaussures, question d’hygiène.

Farid se mordille les doigts.

— Tu parles comme si on allait rester longtemps ici.

— On n’a pas le choix. Et maintenant, il faut qu’on discute du cadavre. Il va falloir… faire quelque chose.

Mes yeux s’orientent vers Michel et l’interrogent. Il tourne et retourne ses mains devant lui en des gestes nerveux.

— Les rochers…

Sa voix est de plus en plus éteinte. Après tous les cris qu’il a poussés, je doute que ses cordes vocales s’en remettent facilement, vu l’âpreté de notre environnement. Farid retire ses chaussures et se masse les pieds en grimaçant.

— Quoi, les rochers ?

— Les rochers qui bouchent la caverne où j’ai trouvé le mort, eh bien, je vais tenter de les bouger. Il y en a contre lesquels je ne pourrai rien faire, c’est sûr, mais il y en a aussi plein de petits, au-dessus. Il suffirait de créer une brèche, et je suis certain qu’on pourrait ficher le camp d’ici. Parce que cet éboulement, il n’était pas naturel. (Il passe son pouce par-dessus son épaule.) C’est lui qui a fait ça, pour nous piéger ici. Et s’il l’a fait, c’est qu’il est arrivé de ce côté. Là-derrière, il y a la liberté. Nos femmes nous attendent, je le sais.

Devant moi, la boisson dégage une agréable odeur d’orange, la vieille casserole est brûlante, la flamme siffle sous le cuivre. Me servant du gant pour serrer le manche, je remplis les deux verres et les leur tend. Farid me regarde, sans un mot, et porte le gobelet à ses lèvres. Je le vois baisser les paupières sous la caresse de la vapeur. Notre sauna à nous, les quelques instants d’un bonheur déjà consumé. Michel boit son thé d’un trait, se lève et ramasse le casque ainsi que la bouteille d’acétylène.

— Il faut absolument que je m’occupe, j’ai déjà faim. Je vais dans la galerie.

Je lui tends l’appareil photo.

— Prenez une photo de ces éboulements, qu’on voie à quoi ça ressemble.

— Non, non. Ce serait du gâchis, il ne reste qu’une photo.

— Et alors ?

— Je ne tirerai pas de photo, compris ?

Pour la première fois depuis notre arrivée, il a méchamment haussé le ton, ce qui me surprend un peu. Je pose l’appareil sur le côté, un peu contrarié. Pourquoi refuse-t-il ? Qu’y a-t-il vraiment, dans la galerie ?

— Tu pars, mais sans la lampe, dit Farid.

Michel s’empare du casque et de la bouteille d’acétylène.

— Hors de question. Vous aurez la flamme du réchaud pour vous éclairer. Il suffit de la mettre devant la tente pour éviter les gouttes, la laisser tourner et…

Je prends son verre et le remplis de thé, tout en parlant :

— Et quoi ? Attendre que la recharge de gaz se vide ? Ce gaz ne doit servir qu’à faire fondre la glace et nous laver.

— Il y a quatre autres recharges.

— Qui pourraient nous sauver la vie plus tard.

— Pas sauver. Prolonger… Prolonger la vie. Et la prolonger pour quelle raison ? Pour qu’au final, on y passe tous ? Écoutez… Ce que je vais vous dire, ça risque de vous choquer, mais vous savez que je travaille dans un abattoir. Mon père aussi, il travaillait dans un abattoir, comme mon grand-père et d’autres encore. La viande, chez les Marquis, ça se transmet de génération en génération. On pense viande, on dort viande, on mange viande…

J’ai l’impression de voir Farid saliver. Quelque chose de douloureux monte dans ma propre gorge.

— … Alors, quand je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de nourriture, qu’on se trouvait dans un gigantesque congélateur naturel et qu’il y avait devant nous une carcasse aussi grande et lourde que la mienne, je crois que j’ai pensé à un truc inimaginable. Très brièvement, mais j’y ai pensé. Et ça m’a fait tout drôle, au fond du cœur.

À l’entrée de la tente où s’est allongé Pokhara, il se retourne vers nous :

— Quand on débite de la viande depuis des années, on se pose plein de questions curieuses sur tout. Et sur la nature humaine, en particulier.

Michel me pointe de sa grosse pince de crabe en nylon.

— Vous, vous êtes un dur, un montagnard, vous résisterez très longtemps sans manger, pas moi. J’ai déjà trop faim, vous avez vu ma corpulence ? Alors restez là si vous voulez, à gratter des oranges, mais moi, je vais aller bouger ces rochers.

Il sort. Farid et moi, on se regarde en silence. Tous les deux, on a compris. À entendre les paroles de Michel, j’ai aussitôt pensé aux rugbymen des Old Christians d’Uruguay, dont l’avion s’est crashé en pleine cordillère des Andes.

Ces types-là ont dévoré les morts pour survivre.

13

« La meilleure façon de résister à la tentation, c’est d’y céder. »

Oscar Wilde

J’ai placé le réchaud dehors, pour que nous ayons un peu de lumière. Je tends mes gants moins humides à Farid.

— Prends… Tes extrémités sont gelées.

— Non, ça va. Pas la peine.

— Pourquoi tu fais le dur ? Tu n’as pas besoin de te replier dans ta coquille, ici.

— Fous-moi la paix, j’ai dit. J’aime pas qu’on s’apitoie sur mon sort.

Je jette mes gants sur ses genoux.

— Des engelures sur les doigts, tu ne les sens pas arriver. On est à la bonne température pour que ça se produise. Et des engelures, ça se gangrène vite. Quand tu t’en aperçois, la plupart du temps, il faut couper.

Il écarquille les yeux puis finit par céder, tandis que j’observe mes propres mains, pensif. Je souris intérieurement devant la coupure, toute récente, à mon auriculaire. Tout de suite, je pense à ma Françoise. Je l’entends rire, si fort. Un rire qui me vrille les tympans. Je rejoins Pok, allongé tout près du réchaud.

— Tiens, mon chien…

L’animal plonge sa grande langue rose dans le récipient et renverse la moitié de l’eau tiède. Farid s’approche.