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— À vous… Vous vous déshabillez, que je jette un œil ?

Ma gorge se serre. Depuis la mort de Max, mon compagnon de cordée, j’ai toujours redouté des moments pareils. J’ai souvent su les éviter.

— C’est inutile et ce serait trop simple. Le capteur doit être caché dans le système de fermeture de nos entraves.

— Ça fait deux fois que vous refusez de vous déshabiller.

— Essayez plutôt de dormir. Demain, on tentera de trouver des solutions.

— Des solutions, ouais.

Il s’éloigne et s’emmitoufle dans son duvet. Son masque de fer bute sur le sol, cet emprisonnement doit procurer une sensation horrible d’écrasement et d’asphyxie. Être incapable de se gratter une joue, de se frotter le nez, de se laver.

— J’ai réfléchi, alors que je creusais, dit-il. Demain, enfin, plus tard, je veux dire, je déplacerai le cadavre au fond de la caverne. Les policiers chercheront à connaître son identité quand ils descendront ici. Et moi, je veux aussi savoir qui il est.

— Non, je réplique immédiatement. Je refuse qu’il pourrisse ici, dans notre environnement vital. Avec l’humidité, le corps va très vite se dégrader. Il va gonfler, se décomposer, l’air deviendra irrespirable.

— Dans ce cas, je le recouvrirai de glace. Pourquoi le jeter ? Parce que vous l’avez décidé, grand chef ? Non. La mort, c’est mon affaire. Alors à partir de maintenant, ce cadavre, plus personne n’y touche, sauf moi. On va dire qu’il m’appartient.

15

« Il est évident que les alpinistes affrontent la violence de la nature, sa face la plus sombre pour se purger de quelque chose de profondément enfoui en eux. Quelque chose qui échappe à la compréhension et à la conscience. Mais malheureusement, la purge n’est jamais complète, alors il faut recommencer, encore, toujours. Au final, on devient encore plus malheureux. »

Notes personnelles de Jonathan Touvier, 2001

Ces écoulements échappés des stalactites m’inquiètent de plus en plus, ils n’étaient pas si nombreux à notre arrivée. On dirait que notre présence, si minime soit-elle, ces quelques watts de chaleur dégagés par nos organismes et le réchaud perturbent cette lente maturation des siècles. Ici, nous sommes des intrus.

Assis au bord de la tente, je ferme et ouvre les yeux, sans cesser. J’ignore à quel rythme le temps s’écoule, j’ai perdu toute notion d’heure. Nous sommes des êtres dépendants de la lumière, nous vivons avec le coucher et le lever du soleil. Mais quand il disparaît du ciel, que se passe-t-il ? Je baisse la lampe au débit minimum d’acétylène et l’oriente dans ma direction. Dans mes poches, je glisse aussi les deux, trois mégots qui traînent. Puis je grave dans la mousse du tapis de Michel deux traits verticaux. Je songe à Robinson Crusoé, qui s’était confectionné un calendrier en entaillant un morceau de bois. Sur son île, il pouvait lire la Bible, élever des chèvres et cultiver le blé. Rien ne lui manquait, si ce n’est la compagnie des hommes. Ici, on a les hommes, mais il manque tout le reste.

Robinson avait nommé son île Désespoir. Je décide officiellement d’appeler notre gouffre Vérité.

Sur le tapis, je termine mon « II ». Deuxième jour. Je vais tenter de tenir un calendrier en me calquant sur notre cycle de vie. Quand j’aurai sommeil, je dormirai. Et quand je me réveillerai, quand j’estimerai avoir assez récupéré, je considérerai qu’un jour est passé et je tracerai un trait.

Je sursaute, Michel et Farid aussi. Pour la deuxième fois, un éboulement réveille la nuit. C’est comme si le gouffre se comprimait, se refermait sur nous. Pok se met à grogner. Depuis son agression, les pétards, les claquements, il ne supporte plus. D’après les vétérinaires, les bruits violents pourraient faire ressurgir les traumatismes de son passage à tabac. Ce serait la fin de tout.

Michel, complètement ramassé en chien de fusil sous son duvet, chuchote :

— Cette balle, je sais pourquoi elle est restée dans le barillet. Oui, je le sais… Dès que l’un de nous trois sera à bout… Couic… Tu me la donneras, Farid, si j’en ai besoin ?

— C’est même moi qui appuierai sur la détente, si tu veux.

Farid s’est couché avec l’arme contre lui. La présence de cet engin de mort ne me rassure guère. Le cœur serré, je caresse le gobelet de Bienvenue, éteins la lampe et, appuyé tout contre Pok, pleure Claire en silence. Devine ce que je lui ai fait. Puis, je me transporte vers ma Françoise. Je pense au donneur de moelle. À ce que m’a raconté ma tendre moitié, il est grand et châtain. Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de donner une part de sa vie pour en sauver une autre ? D’une certaine façon, je me dis que tout n’est pas perdu là-haut, que dans la fourmilière du monde moderne, les gens bons, généreux existent encore. J’aurais tant aimé connaître cet homme.

Je dois absolument cesser de parler au conditionnel.

Voilà peut-être le plus difficile à supporter. Ne pas avoir de nouvelles, ne pas pouvoir en donner, et ne pas savoir. C’est dans l’absence que j’aime le plus ma femme, c’est dans le poids de ses mots grésillant à travers une vieille radio que je souffre du manque de lui avoir dit « je t’aime ».

Voilà, Michel ronfle, Farid n’en est pas loin, il respire fort et régulièrement.

— Jonathan…

C’est la première fois que le jeune Arabe m’appelle par mon prénom. Ça me fait à la fois drôle et chaud au cœur. Il va peut-être se confier. J’essaie d’empêcher ma voix de trembler.

— Oui ?

— Merci de ne pas réclamer le duvet… T’étais là avant moi. Il t’appartenait.

— De rien.

J’effleure les deux oranges.

— Eh, Farid. Je crois qu’il faut nous méfier de Michel. Il nous cache des choses.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Méfie-toi de lui, c’est tout.

Plus rien. J’attends que Farid aussi embarque pour sa nuit, m’empare sans bruit du casque et de la bouteille de gaz, remonte, les dents serrées, la fermeture de la tente et m’éloigne, direction la ligne rouge. Je vais jeter le corps dans le puits.

Les maillons de mon entrave cliquettent, je m’immobilise, avant de repartir, plus lentement encore. Pok, à moitié endormi, remue à peine son museau. Au bout, des craquements résonnent, le glacier vit, il respire, sa glace travaille. Ma frontale absorbe des rubans de gouttelettes, l’humidité est si intense qu’elle flotte dans l’air, comme de petites mains d’enfants. J’ai en tête l’image d’Armstrong, bondissant dans sa mer de la Tranquillité. Et la joie immense de sa découverte.

Je me fige soudain, persuadé d’une présence dans mon dos. Je m’immobilise, me retourne, balaie large avec le faisceau lumineux. Personne. Je laisse mon cœur retrouver son rythme de croisière et continue à avancer. Je me dis que Vérité n’a jamais dû être visitée. Dans notre malheur, nous en sommes sûrement les premiers explorateurs.

Soudain, face à moi, je vois une traînée de sang qui traverse la ligne de peinture rouge. Le macchabée est de l’autre côté. Si proche et pourtant hors de portée.

Il a été déplacé.

Un craquement se manifeste dans mon dos. Je me retourne et sursaute. Michel se dresse dans son masque de mort.

— Vous avez sincèrement cru que je dormais ? Je savais que vous reviendriez. Vous avez décidé de jeter le corps dans le puits, alors il faut le jeter. Vous n’arrêtez pas de me donner des ordres et de me rabaisser devant le gamin, depuis le début. Eh bien non, ça ne marche pas de cette façon.

Je vois rouge, me rue sur lui et le pousse vers l’arrière. Il chute lourdement, surpris et déséquilibré par le poids de son masque. Je lève le poing pour cogner. Il se met à rire. Une succession de sons effroyables.