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Du bout des doigts, je cherche le réchaud, il n’est plus à l’endroit où je l’ai abandonné hier, ou tout à l’heure, ou… Je ne sais plus, tout s’embrouille. Je me traîne vers le bord de la tente, récupère à tâtons le briquet de Farid et palpe enfin la recharge de butane. Elle n’est plus très lourde.

J’allume le réchaud, plisse les yeux. Même ce peu de clarté me fait mal.

Côté droit de mon sac de couchage, je découvre avec stupeur les pelures d’une orange, sans leur précieux contenu. Il ne reste plus qu’un fruit. Je pense connaître l’auteur des faits. Je récupère précautionneusement le moindre gramme d’épluchures et les glisse à l’intérieur de mes poches.

J’ai faim à en crever. Une envie de petit-déjeuner, de lait de chèvre, de croissants chauds qu’on avale à grandes bouchées. Je regarde avec langueur le second fruit, intact, j’imagine son jus sur mes lèvres. Ma bouche salive, tout mon organisme réclame. La douleur du manque m’étrangle. Je n’ai pas envie de me lever. Pour quoi faire ? J’ai le sentiment d’être enfermé dans un glaçon. J’enfonce le thermomètre qui traîne là dans mon oreille, il indique une température de 36,3 °C. Mon métabolisme basal ralentit déjà, la lente activité de mon cœur le confirme, l’hypothermie, et donc la léthargie guettent. Ne plus bouger revient à sombrer dans une semi-hibernation, donc accepter de mourir.

Je lâche un morceau de pelure sur ma langue et me mets debout dans une grimace. J’ai suspendu mon pantalon au piquet longitudinal pour éviter son contact avec le sol, mais je le retrouve sans souplesse et glacial. J’ai l’idée de le glisser dans le duvet pour le réchauffer. Le frottement du tissu sur ma peau me gèle le sang, je l’enfile les dents serrées, il en va de même pour mon pull et ma veste-duvet, piégés autour de mon poignet entravé.

Avant de sortir, je jette un œil en direction de ma douce Bienvenue. Elle n’a pas bougé d’une patte depuis la dernière fois. D’un coup sec, je lève le gobelet, l’araignée sent l’appel d’air et se rétracte. Elle est bien réelle, elle, au moins. Quel animal fascinant. Réussir à vivre dans un environnement si rigoureux. Je joue un peu avec elle, la laisse fuir, la piège, elle glisse sur mes doigts, danse au bout de ses pattes. J’ai l’impression que sous les lueurs bleues des flammes elle me salue, qu’elle applaudit même, parfois. Je me surprends à parler seul, et me rends vite compte du danger de la situation. Ce n’est pas bon signe et le pire, c’est que j’en ai conscience. Je vais mal, je me sens mal. Je pense à ma fille en danger, à Françoise et à son combat, je vois ses cheveux se décrocher par paquets, ses beaux cheveux qu’elle pousse en cachette dans le trou du lavabo, j’entends ses vomissements étouffés, la nuit. Oui, c’était de cette façon que ça avait commencé, avec des vomissements. Le début du long cauchemar.

Ai-je le droit de flancher, alors que ma fille m’attend sûrement quelque part ? Alors que mon épouse se bat pour rester en vie ? Que ces rayons censés la soigner lui déchiquettent le corps ?

Le geste lourd, je repose Bienvenue dans son coin, sous le gobelet. Avec mon morceau de caillou, je décide de tracer un trait supplémentaire.

III

Seulement trois jours. Je crois.

Encore la même durée, et Françoise passera sur la table d’opération pour recevoir sa greffe. Et moi, moi, je serai où, dans trois jours ? Dans quel état, surtout ? Serai-je seulement capable de me tenir debout sur mes deux jambes ? C’est dur et j’ai envie de chialer.

Je sors.

Là-bas, à proximité du puits, tremble la lueur du réflecteur. Me frottant les épaules avec énergie, j’avance d’un pas prudent, sans gants. Mes jambes sont dures, mes muscles gourds, l’inactivité se dresse en ennemi difficile à combattre. Le rachitisme aussi nous menace. La lumière est l’une des composantes nécessaires à la vie ; sans elle, on s’éteint, on se dissocie. Je me rends compte à quel point la chaleur d’un rayon, d’un sourire, me manque.

Instantanément, face à moi, tout s’emballe. Le casque blanc roule au sol. La flamme bondit, les silhouettes s’arc-boutent dans des grognements. Farid et Michel se bagarrent. Je me précipite. Michel est agrippé à son adversaire, je l’en écarte en tirant fort vers moi. Il pèse, le bougre. Farid saigne à la lèvre. Les deux combattants halètent et gardent entre eux une distance respectable. Je m’adresse à Michel :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Ce petit salopard se moque de nous depuis le début !

Je me tourne vers Farid, qui se palpe la lèvre du bout des doigts. Il crache au sol un ruban de sang et détourne les yeux. À l’évidence, il se serait fait mettre en pièces. Michel me saisit au poignet pour me traîner en direction du puits. Il a une sacrée poigne.

— Il s’est discrètement levé, tout à l’heure, pendant qu’il nous croyait endormis. Vous, vous ronfliez et moi, j’étais recroquevillé à proximité de l’entrée, immobile. Il a chuchoté, pour voir si on était réveillés. Je n’ai pas répondu. Alors, il s’est habillé en silence, dans le noir, il a pris le casque, la bouteille et il s’est éloigné d’abord vers le glacier. Je ne sais pas ce qu’il fichait, il le longeait, avec la lampe, comme s’il cherchait quelque chose. Puis il est parti par là, vers l’endroit où nous l’avons trouvé la première fois. Quand je suis sorti de la tente, je l’ai vu grimper vers sa corniche, puis redescendre. Il cachait un truc dans son blouson. Un truc volumineux.

Farid pointe un index menaçant.

— Tu dis n’importe quoi !

Il me regarde, cherchant à se disculper.

— J’avais envie de pisser, j’ai essayé de m’éloigner le plus possible pour pas contaminer notre lieu de vie. J’ai d’abord voulu pisser sur le glacier, mais c’était franchement pas une bonne idée, parce qu’on la buvait, cette eau. Alors je suis allé me soulager sur le pieu de ma chaîne. Comme ça, par vengeance, un moyen de dire « va te faire foutre » à notre bourreau. Mais je te garantis, j’ai jamais grimpé là-haut ! Et je…

— Ferme-la, petit con ! Ensuite, il a couru vers le puits, prenant bien soin de faire le moins de bruit possible. Moi, j’étais caché, je l’ai bien vu. Il s’est penché au-dessus du puits, il a ouvert son blouson et a bazardé au fond ce qu’il transportait. La preuve, regardez.

Farid proteste, il parle en arabe et j’ai horreur de cette fuite derrière la barrière du langage. Je m’empare du système d’éclairage et pointe le réflecteur vers le trou. Son haleine glacée m’agite les cheveux. J’aperçois une petite corniche, environ dix mètres plus bas. Apparemment, dessus, il y a de la toile noire, ou un sac-poubelle. Mais le faisceau manque de souffle et tremble trop.

Michel tend l’index :

— Vous avez vu ? Je crois que ce qu’il a balancé, c’est resté accroché à cette corniche.

Je me retourne vers le jeune beur.

— C’est vrai ce qu’il raconte ?

— Non, non. Il est en plein délire. Ce sac, sur la corniche, il se trouvait peut-être déjà là, c’est sûrement les fringues que le macchabée a balancées avant de se suicider. N’oubliez pas qu’il était à poil. Je sais pas pourquoi cette gueule d’acier s’acharne sur moi. Ça n’a aucun sens. Il pète les plombs, c’est tout.

— Avoue que c’est quand même bizarre. Pourquoi Michel mentirait ?

— Pourquoi ? Parce que c’est lui, le menteur, et qu’il fait tout pour semer l’embrouille entre nous, t’as pas encore compris ? Qui te dit que ce sac, c’est pas lui qui l’a récupéré au fond de sa galerie pour le balancer ?