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Michel hausse les épaules et se penche.

— Vous allez devoir jeter un œil là-dedans.

J’observe attentivement les parois lugubres. Lisses comme une patinoire.

— Impossible, il n’y a aucune prise, ça glisse, et je n’ai plus pratiqué depuis des années. Ce serait du suicide.

Il soulève mon entrave.

— Et ça ? Il y a encore assez de mou pour votre descente, il suffit de s’en servir comme d’une corde. Vous ne pourrez pas tomber.

Rien que l’idée de me suspendre dans cet effroyable boyau hurleur, au bout de ces maillons, me donne la nausée.

— Pourquoi Farid voudrait-il qu’on reste bloqués ici ? Ça n’a pas de sens, il est celui qui souffre le plus du froid.

L’Arabe acquiesce avec conviction.

— Ouais, pourquoi ? T’es totalement barge, tu crois que je me marre ici ? Y a pas que ton masque qui est en métal. Ton cerveau aussi.

Je m’approche de lui.

— Tu disais avoir pissé ? Tu peux montrer ?

Farid prend une cigarette et l’embrase avec la flamme d’acétylène. Ses doigts tremblent quand il renfile ses gants.

— Comme ça, toi non plus, tu me crois pas, hein ? Je te pensais différent de lui.

— Je ne demande qu’à te croire, en fait. Allons-y.

Il hausse les épaules.

— Allez-y, vous. Moi, je rentre à la maison. J’ai les pieds comme des glaçons, et même les massages n’y changent rien. Je vais crever de froid avant même de crever de faim.

Il s’éloigne d’un bon pas et se laisse recouvrir par les ténèbres. Quelques secondes plus tard, un papillon de lumière volette sous la toile. Farid a allumé le réchaud à pleine puissance. Bon Dieu, ils vont écouter ce que je leur raconte ou pas ?

Coiffé du casque et alourdi par la bouteille, je prends la direction de la paroi et m’immobilise soudain quand grésillent des sons inattendus.

I see trees of green, red roses too

I see them bloom, for me and you

And I think to myself, what a wonderful world

Mes yeux s’embuent, Michel s’immobilise. Le timbre d’Armstrong, impénétrable, divin. La chanson me rappelle ma mère, assise dans le rocking-chair, en train de tricoter d’affreux pulls en laine. Quel monde merveilleux…

Michel se plante à ma droite, en chuchotant :

— Le môme, je sais qu’il a des trucs à se reprocher. Déjà avec l’agrandissement photo, cette histoire de chasseur et de tronçonneuse. Puis ça, maintenant.

— Et s’il avait raison ? Et si ce sac, sur la corniche, il était déjà là ? Vous avez peut-être imaginé des choses. Nos cerveaux commencent à défaillir, vos sens peuvent vous tromper.

— On ne peut pas lui faire confiance à ce gamin, il nous roule dans la farine.

Je désigne une flaque d’urine, proche de la niche suspendue. Le pieu en est encore imprégné.

— Parce que vous avez le besoin absolu de reporter la responsabilité de notre situation sur quelqu’un ?

— D’accord, il a vraiment pissé, mais je vous le répète, il…

— J’aurais peut-être plus confiance en lui qu’en un égoïste qui, après s’être empiffré dans la galerie, se permet de manger nos maigres réserves.

— Je vous laisserai l’autre orange, d’accord ?

— Laissez tomber. Je vais voir là-haut…

En sautant, je parviens à me suspendre sur la lèvre de la niche, et me hisse à la force des bras, utilisant le pieu de la chaîne de Farid. Me voici deux mètres plus haut, là où le jeune beur s’est réveillé.

— Il n’y a rien.

— Il n’y a plus rien, vous voulez dire. On aurait dû penser à aller jeter un œil.

Je scrute l’endroit une dernière fois. Ce n’est pas très large, tout juste peut-on s’y tenir allongé. Je redescends, prenant garde à ne pas me tordre la cheville. Mes vieilles chaussures abîmées ne sont pas des plus confortables.

Michel se cale devant moi :

— Alors, pour finir, vous tentez la descente dans le puits ? Je peux tenir la chaîne, je vous aiderai à remonter.

Nous nous dirigeons à nouveau vers le puits. J’aperçois soudain, sur le côté, une forme blanchâtre grimper le long de la roche. Je m’arrête net, aux aguets.

— Vous avez vu ?

Michel s’immobilise et suit mon regard paniqué.

— Quoi donc ?

La bestiole paraissait un peu moins grosse que dans le rêve, et se déplaçait en adhérant à la paroi. Je tourne le débit d’acétylène à son maximum pour amplifier le halo, et balade le réflecteur dans toutes les directions. Rien n’est plus immobile que cette caillasse ignoble. Pas une âme, pas un soupçon de vie.

— Il y avait comme… une bête.

— Une bête ? Vous délirez ?

Je cherche encore, en vain. Un courant glacé me glisse dans le dos.

— Continuons…

Michel renifle un coup, observant lui aussi le plafond.

— Il faut qu’on sorte d’ici.

Nous arrivons à destination. Le puits, et tout ce qui ressemble de près comme de loin à une crevasse, m’effraie. Ici, on dirait une porte ouverte vers l’enfer, avec ce courant d’air démoniaque, qui semble nous aspirer vers le bas. Je m’accroupis, mes jambes tremblotent. Le froid me fige le visage. Je palpe sa matière bien trop lisse. Sans doute du calcaire sur le rebord. Je considère le cercle d’acier autour de mon poignet et, subitement, m’imagine suspendu dans l’entre-monde, le bras en l’air, les pieds dans le vide. Je me vois gesticuler en criant, je distingue ce masque de fer perché par-dessus, qui essaie de me remonter à la seule force des bras. Il s’essouffle, s’essouffle, n’en peut plus, ses bras lui brûlent et il lâche tout. La chaîne cède. D’horribles cris craquent au fond de mon crâne, je baisse les paupières et des flashs m’assaillent. Max Beck hurle, sa voix se perd dans les bourrasques de neige, sa barbe se couvre de givre.

Et il chute dans le vide.

Ma tête se met à tourner. Mes jambes lâchent, je m’effondre, en hyperventilation.

Noir.

17

« Tom se dit qu’après tout l’existence n’était pas si mauvaise. Il avait découvert à son insu l’une des grandes lois qui font agir les hommes, à savoir qu’il suffit de leur faire croire qu’une chose est difficile à obtenir pour allumer leur convoitise. Si Tom avait été un philosophe aussi grand et aussi profond que l’auteur de ce livre, il aurait compris une fois pour toutes que travailler c’est faire tout ce qui nous est imposé, et s’amuser exactement l’inverse. Que vous fabriquiez des fleurs artificielles ou que vous soyez rivé à la chaîne, on dira que vous travaillez. Mais jouez aux quilles ou escaladez le mont Blanc, on dira que vous vous amusez. »

Extrait des Aventures de Tom Sawyer, de Mark Twain.

Premier « gros livre » que Jonathan Touvier lut ;

il avait neuf ans

— Ça va ?

La voix qui résonne. La danse des ombres au plafond. Le souffle fatigué de la corolle bleutée, devant la tente. Je me redresse sur les coudes, avec l’impression d’avoir avalé un sac de sable.

— Qu’est-ce que…

Farid est penché au-dessus de moi, son haleine a l’odeur du vide. Il roule sur le côté et retourne au niveau du coffre.

— Tu t’es évanoui, il paraît. L’Autre t’a ramené jusqu’ici.

Les toiles, de chaque côté de l’entrée, sont enroulées et nouées. J’aperçois, au loin, dans les alentours du glacier, une autre lueur en mouvement : le casque.

— C’est moi qui l’ai mis dehors, le réchaud. T’as raison, ça craint vraiment trop, ces gouttes suspendues, j’ai essuyé la toile avec une serviette. Et puis moi, je veux pas qu’il fasse entièrement noir, tu comprends ? Parce que j’ai l’impression d’être mort. Regarde mes doigts, ils ressemblent à des glaçons. Même avec les gants, ça va pas bien, faut que je les réchauffe, en permanence. Et si tu permets, maintenant, je récupère mon bien.