— Quoi donc ?
— Il existe peut-être une solution à ce problème de bouffe. Quelque chose qui pourrait nous aider à tenir plus longtemps. Nous redonner un peu de forces, de courage, et de la chaleur. Nous dire que…
— Parle au lieu de tourner autour du pot !
— Ton chien.
Sa réponse me tranche les veines, j’ai l’impression de me vider de mon sang. L’évidence, leur évidence ne m’avait même pas traversé l’esprit. Parce que Pok n’est pas juste un chien. C’est mon meilleur ami.
— Mon… Mon chien ?
Farid se redresse, découvrant ses épaules couvertes de duvet. Il a ôté ses gants, et ses doigts sont vraiment dans un sale état.
— Depuis le début, je me demande pourquoi il est là, ton chien. Pourquoi on t’aurait privilégié, toi, pourquoi on aurait voulu te faire plaisir. Tu vois, ici, la notion de plaisir, elle a pas vraiment lieu d’être. Notre bourreau, il t’aurait jamais fait une fleur, vu son sadisme. Et puis ces assiettes, ces couverts… Je crois que la faim, elle a apporté une réponse à tout ça. C’est dingue comme ça aide à réfléchir, un estomac vide.
La colère monte en moi.
— Jamais on ne touchera à Pok.
— Je sais, tu m’as raconté. Mais c’est pas toi aussi qui disais qu’on n’abandonne pas quelqu’un qui a besoin d’aide ? Bientôt, j’aurai besoin d’aide. Je veux pas mourir, pas ici, pas comme ça. Ton chien, c’est qu’un animal.
— Pok représente bien plus pour moi. Le jour où je l’ai arraché à sa mort programmée, ce n’est pas moi qui lui ai sauvé la vie. C’est lui qui a sauvé la mienne.
— Justement, il peut encore te sauver la vie, et à nous aussi. Un sacrifice pour le bien de la communauté. On est en démocratie, mec. Si on fait rien, on va tous crever de toute façon, et lui avec.
— Non, désolé. Manger mon chien, ce serait… ce serait du cannibalisme.
Farid retourne dans son coin en renfilant ses gants. Il renifle une cigarette avec envie, mais se retient de la fumer.
— En tout cas, dis-toi bien que si moi j’y ai pensé, alors Michel aussi. Et lui, il te demandera pas ton avis.
18
« Quand j’étais écolier, il y avait dans les couloirs de l’école une sorte de petite vitrine peinte en rouge qui renfermait, je crois me souvenir, une hache. Au-dessus, un écriteau : “En cas de danger, briser la vitre”. Je pense que mon guide de survie, après avoir été lu, devrait être déposé dans une vitrine du même genre dans chaque maison… »
Citation de Max Beck, ami de grimpe de Jonathan Touvier, auteur du petit guide Survivre dans toutes les conditions
Suite aux propos de Farid, je sors précipitamment et éprouve le besoin de caresser mon animal. Il ne s’arrache plus les poils, alors je le serre dans mes bras. C’est à ce moment que je remarque de petits morceaux de papier, sur ses babines. Je le pousse et aperçois, sous son poitrail, une lettre qu’il a commencé à dévorer.
J’ai soudain envie de me tirer une balle dans la tête. Cette lettre, c’est celle que j’ai laissée dans la chambre d’hôpital de Françoise, deux jours avant qu’on apprenne l’existence d’un donneur de moelle. Des larmes coulent de mes yeux. Malgré l’état du papier, les déchirures et les trous, je me mets à la lire en silence :
« Ma Françoise,
Hier soir, j’ai haché du chou rouge pour la première fois de ma vie. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis soudainement à cette expérience culinaire, mais j’ai finalement obtenu l’explication en t’écrivant cette lettre. Ce chou, j’en avais à peine coupé la moitié que je me suis enfoncé la lame du hachoir dans le doigt. Si tu avais été à mes côtés, tu aurais ri, comme toujours, et tu aurais couru vers cette armoire pleine de pansements et d’antiseptiques dont la porte ne s’ouvre plus très bien. Tu aurais décollé un sparadrap et l’aurais enroulé autour de mon annulaire en te moquant de moi.
En définitive, l’épisode du chou est un bon résumé de ce que je suis. Quelqu’un qui n’a jamais été doué pour les choses les plus simples de la vie. Ces détails anodins qui font le bonheur d’une famille.
Ce « tragique » épisode, j’aurais pu te le raconter au lieu de te l’écrire, j’aurais pu te dire, en venant te voir, que ce pansement, ce n’était pas juste une blessure sans importance, mais que je me la suis faite parce que en coupant du chou, je voulais entendre le bruit du hachoir contre la planche en bois. Et qu’entendre ce bruit traverser notre vieille maison, c’était un nouveau prétexte pour te ramener à moi.
Toutes ces pensées, je ne te les ai jamais vraiment exprimées ailleurs que sur le papier ou par téléphone. Je t’ai toujours écrit les moments essentiels de notre vie. Quand mon cœur t’a choisie, toi, plutôt que le granit. J’ai toujours su m’en sortir habilement avec le non-dialogue, sur ce point j’ai hérité de mon père, sans aucun doute. Tu sais, chérie, les mots d’amour me brûlent les lèvres en permanence, mais ils sont comme ces vagues qui meurent avant d’atteindre la plage. Je ne comprends toujours pas pourquoi, à cinquante ans, j’ai peur de te dire « je t’aime » sans me noyer dans tes yeux. Je t’écris « chérie », mais ne le prononce pas. Dans le parler, « ma Françoise » devient juste Françoise, comme s’il fallait économiser les mots aussi.
Ma Françoise, je vais avoir besoin que tu m’aides, concernant Claire. Elle n’a pas encore ses vingt ans mais nous devons lui parler à présent, tous les deux. Lui dire la vérité de son passé tant que toi et moi le pouvons. J’ai une telle frousse que le courage m’abandonne de nouveau. Tu veux bien m’aider, ma Françoise ?
Il y a autre chose que je voudrais te dire. Tu m’as souvent demandé pourquoi j’avais grimpé. Tu sais, les grosses difficultés permettent de cacher les plus petites. Nous grimpons tous notre Everest, à un moment de notre existence. Une mère qui donne la vie, un jeune couple qui se serre la ceinture pour acheter sa propre maison… Il n’est point de tâche plus aisée qu’une autre. Construire sa vie dans la verticalité, comme je l’ai fait, n’était qu’un moyen de fuir le calvaire qui m’a étranglé toute mon adolescence, et m’a donné l’espoir que quelque chose en moi pouvait changer.
La prochaine fois, je t’expliquerai enfin la vérité sur mon passé mais de vive voix, cette fois.
Avec tout mon amour,
Ton Jo. »
Je la serre dans mon poing et fixe Pok dans les yeux.
— Où tu l’as trouvée ? Dis-moi où tu l’as trouvée ?
Cet imbécile me lèche les doigts. Avec hâte, je ramasse les morceaux, les fourre dans ma poche. J’ai envie de crever. Le salopard a approché ma femme. Il est entré dans sa chambre. Il a volé la lettre et l’a ramenée ici, pour la poser quelque part. Pour que, tôt ou tard, je la découvre. Et si Farid avait vraiment jeté quelque chose dans le puits ? Et s’il avait perdu cette lettre en se déplaçant dans l’obscurité ? Je regarde le beur en cachette, il est recroquevillé, tout grelottant. Je me penche vers l’oreille de Pok.
— Il y a quelqu’un d’autre dans ce gouffre ? Quelqu’un qui se cache ? Dis-moi, mon chien…
Sans savoir, je me redresse et fouille les coins d’ombre. Droit devant moi, la lumière de la lampe frontale illumine la vague de glace. D’un pas ferme, je me dirige vers la silhouette de Michel. Une dernière fois, je laisse le réchaud allumé pour Farid, mais il va falloir sérieusement prendre des mesures drastiques. Nous ne sommes plus en vie, mais en survie. Je constate avec impuissance que mes jambes ne fonctionnent plus de la même façon. Elles sont beaucoup plus lourdes, les muscles tiraillent, l’effort de la marche se révèle intense. Farid a raison, je suis sans doute le plus robuste, mais un 4×4 sans essence ne vaut pas grand-chose. Ce que je redoutais se produit : ma chaudière interne se vide. À défaut de m’abattre moralement, Vérité recourt à un moyen bien plus pernicieux, l’usure physique.