Выбрать главу

Devant le rideau de glace, Michel est en train de fumer comme un plat de porridge. De la vapeur s’échappe de son pull, de son cou, des orifices de son masque, même de ses chaussures. Armé de la pierre tranchante utilisée pour tenir mon calendrier, il frappe dans la glace sans cesser, avec un acharnement incisif. Il me remarque, et se remet à l’ouvrage.

— Je vois que… vous avez… récupéré.

Il est essoufflé. Du pied, il broie la matière décrochée, qu’il transforme en cristaux pour les déposer dans sa casserole. Je lui attrape le poignet fermement.

— À quoi vous jouez ?

— Je fabrique… un congélateur. Pour… notre macchabée… On a… tout ce qu’il faut… ici…

— Je ne parlais pas de ça. Mais de nos réserves. L’orange, la vodka, le gaz.

Il se défait de mon étreinte d’un geste brusque et poursuit son travail.

— Ah, nos… réserves ? Ne vous… inquiétez pas… Je les ai mises… en sûreté. Là-bas, dans le Frigo. Enfin, la galerie, le Frigo, c’est pareil…

Il ôte ses moufles trempées et glisse son auriculaire dans les trous de son masque. Ses phalanges sont rouge vif. Du sang.

— La sueur… me pique. Saleté de… masque ! J’aurais presque envie… de plonger dans les flammes, rien que… pour le plaisir de le regarder fondre.

Et il se gratte, comme ça, de tous les côtés. On dirait que des mouches invisibles l’assaillent. Puis il désigne le mur de glace.

— Vous… avez remarqué, cette… tache, derrière la… glace ? Qu’est-ce… qu’elle représente… à votre avis ? Un trou ? Et si… Et si c’est ce que Farid cherchait la nuit dernière ?

— La couche est trop épaisse pour que la lumière l’atteigne, on n’y voit rien. Mais c’est sans doute un rocher enserré dans l’eau gelée, certainement pas autre chose…

Je lui prends le poignet.

— Ce sang, sur vos mains. Ce n’est pas le vôtre, je me trompe ?

Il ouvre ses paumes devant lui. Ses doigts tremblent, son haleine sent la vodka rance. Je devrais peut-être lui apprendre qu’à fortes doses, l’alcool agit comme une toxine diminuant la résistance au froid, contrairement à ce qu’on peut croire. Michel ne bouge plus depuis vingt bonnes secondes, soudain déconnecté. Ses mains restent ouvertes devant lui.

— Ce n’est pas le vôtre, je répète ?

Il secoue la tête.

— Ce n’est rien… On naît bien avec le sang de sa mère sur les mains quand… on lui traverse l’utérus, n’est-ce pas ? Tout ça, mettre les pieds… dans le sang et les tripes, ça fait partie des… choses de la vie. C’est un juste retour… aux origines.

Ses propos ne riment à rien, il n’a plus tous ses esprits. Inutile que je lui parle de la lettre.

— Faut juste que… que je pense à ma femme… Je sais qu’elle va bien… Qu’il ne lui est rien arrivé…

— Vous devez ramener les réserves dans la tente. Immédiatement.

— Non, non… De cette façon, je… je serai sûr que… que vous ne me ferez pas de mauvais coups, tous les deux. J’ai vu vos regards complices… J’ai entendu… vos messes basses, vos chuchotements… Écoutez-les, vous les entendez ? Ça chuchote, ça chuchote tout le temps. Vous… complotez contre moi.

— Pas du tout. On commence tous à avoir des hallucinations, mais il faut à tout prix se rendre compte qu’il s’agit uniquement d’hallucinations.

Soudain, Michel se courbe et bourre sa bouche d’une poignée de glace broyée. Il mâche à s’en rendre malade. Ça croustille entre ses dents. Il avale tout, puis se retourne soudain, à l’affût de quelque chose dans les ténèbres. Je suis son regard, je n’y vois rien.

— Vous avez vu quelqu’un ? je lui demande. Une silhouette ? Un animal ?

Il se lèche les doigts.

— Je garde toutes nos réserves de l’autre côté de la ligne rouge… Elle est géniale, cette ligne rouge, vous… ne trouvez pas ? Le gaz est à l’abri, au fond de la galerie… À l’abri des chutes, et tout… Je ramènerai les recharges au fur et… à mesure, pour faire de l’eau. Mais si… vous tentez quelque chose contre moi, alors…

— On ne va rien tenter contre vous.

— Vous non, peut-être pas. Mais l’Arabe, oui. Il complote, il a le regard mauvais. J’ignore à quoi il joue, mais je compte bien le découvrir.

— Il n’a pas le regard mauvais.

— Si, si, ils sont… tous pareils. Et ceux avec les yeux bleus, ils sont encore plus pervers. C’est comme les belles petites grenouilles d’Amazonie, ce sont les plus dangereuses.

— Vous devriez arrêter de boire sans rien dans l’estomac, ça vous ravage la cervelle. Et ces réserves, elles ne sont pas votre unique propriété.

Il reprend son souffle. Comme dit si bien Farid, il est en train de péter un câble.

— Que s’est-il passé au bord du puits ? il me demande. Vous avez fait une véritable crise de panique quand… je vous ai prié de descendre là-dedans.

— C’était juste la faim, la faiblesse. Une petite hypoglycémie, mais ça va beaucoup mieux.

— Hypoglycémie ? Vous vous fichez de ma poire ? Non, non, j’ai bien vu la peur dans vos yeux. Une peur de gosse. Vous étiez montagnard, vous l’avez dit. Les montagnards ne peuvent pas avoir la frousse du vide. Pourquoi avoir arrêté l’escalade et vous être contenté de simples randonnées pour touristes ? La grimpe, c’est comme l’alcool, non ? Quand on commence, on ne peut plus s’arrêter. Que vous est-il arrivé là-haut ?

Mes deux poings se serrent, il le remarque, s’enfilant encore de la glace qu’il recrache cette fois.

— C’est une trop longue histoire.

— Il me semble qu’on a tout notre temps. C’est peut-être pour ça qu’on est enfermés. Pour prendre le temps de raconter. Je vous écoute.

Je fais demi-tour sans lui répondre.

— Touvier ?

— Quoi ?

— Vous feriez bien de vous y remettre, à l’escalade, avant d’être trop faible. Parce que je vous garantis que, d’une manière ou d’une autre, vous allez y descendre, dans ce puits. Très, très bientôt.

19

« Nicholl, consultant le thermomètre, vit qu’il était tombé à dix-sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Donc, malgré toutes les raisons de s’en montrer économe, Barbicane, après avoir demandé au gaz sa lumière, dut aussi lui demander sa chaleur. La température basse du boulet n’était plus supportable. Ses hôtes eussent été gelés vivants. »

Autour de la Lune (1869), Jules Verne. Roman qui marqua profondément Jonathan Touvier, de par son aspect prémonitoire

Je me surprends à somnoler, sursaute à chaque fois que je m’endors, avec la tenace sensation de chuter dans un trou. Le monde tourbillonne, le manque se joint au froid et à l’humidité pour tout ravager dans mon organisme. Je me redresse, secoue la tête, sans savoir où je suis, où je vais. Quelle heure est-il ? Quelle date ? Que deviennent celles que j’aime ?

Je rabats mes yeux larmoyants sur le tapis de mousse, avec cet insatiable besoin de me raccrocher au temps qui s’écoule. III. Trois jours… Bientôt quatre, je présume. Mais quand ? Je ne pensais pas que tout irait si vite. Notre déchéance, je veux dire. La lourde marche silencieuse vers le panneau no return. Farid ne se lève même plus pour fumer. Son ultime paquet de cigarettes, ce troupeau de bande-mou, comme il dit, il ne le finira peut-être jamais.

Le photophore crache une lumière modérée. Je lève le front, la toile vibre, encore, toujours. On dirait que l’obscurité gratte la toile, elle glisse et tournoie autour. Elle est patiente, Obscurité, elle attend que le gaz s’essouffle, elle déploie ses grandes mains autour de notre tente, elle nous asphyxie.