Michel a cessé ses allers et retours avec les casseroles de glace, il est assis en tailleur à l’intérieur de notre abri, le casque blanc et maculé de sang entre les jambes, et ne bouge plus. Il ne s’est même pas rincé les mains. Des chuchotements roulent sous son masque de fer, que je ne parviens pas à comprendre. À bien y réfléchir, je me rends compte que même si j’ai grimpé les plus hauts sommets, rien ne m’empêchera de crever au fond d’une cuvette à chiottes. Je ne veux pas de notre tente pour cercueil, alors, je me relève avec difficulté. J’ai l’impression que mon corps est gorgé d’eau, je bouge au ralenti. Michel tourne mollement la tête, il hausse les épaules, sans véritable raison. Je sors avec Pok, prends la casserole et me dirige vers le glacier. Mon chien, lui, montre un semblant de vivacité, il trottine mais je sens que le mouvement des pattes n’y est plus. Après quatre ou cinq allers et retours vers le glacier, j’ai constitué un joli mont de glace devant la tente. Le réservoir en eau de notre première douche. Je me penche vers l’intérieur de la tente.
— On ne se laisse pas démonter, d’accord…
Ce n’est pas une question, ni une affirmation. Juste une phrase atone. Personne ne répond. Après les sinistres propositions de Farid qui ont transformé mon animal en viande de boucherie, Pok et moi, on ne se lâche plus. Quand il éprouve le besoin de sortir pour uriner, je l’accompagne, et vice-versa. Je ne veux plus qu’il quitte ma vue ou qu’il s’éloigne seul, surtout quand Michel n’est pas là. Je sais qu’il va essayer de le tuer, tôt ou tard.
Une fois de retour à notre camp de base, je pose le récipient sur le feu. J’en profite pour rapprocher du réchaud tout ce qui doit sécher. Les serviettes en éponge, les gants, le blouson de Michel, que je retire de ses épaules sans le lui demander. Il est amorphe, vidé, à plat, j’ai le sentiment de déshabiller un mannequin.
Dans ce sursaut de lucidité et de courage, j’ôte tous mes vêtements. Même la chemise, qui pend avec le pull et le blouson au bout de mon poignet entravé. J’ai la ferme sensation que chacun de mes muscles va tomber sur le sol comme un paquet de viande congelée.
Farid se redresse et émet un sifflement tremblant entre ses dents.
— La vache…
C’est toujours ce que ça fait, la première fois que quelqu’un découvre mon corps nu. Transi, je plonge le doigt dans la casserole, l’eau est tiède, je crois. Mais elle pourrait être glaciale comme bouillante, j’en sais rien. Pour sûr, je vais tomber en morceaux.
— Michel, s’il vous plaît.
Moi qui tutoie d’ordinaire facilement, je me rends compte qu’après plusieurs jours ici, je n’arrive pas encore à le tutoyer. Ce masque n’est pas qu’une barrière, c’est une angoisse.
— Versez, comme ça, sur mes épaules. Faites vite, avant que je gèle sur place.
Farid ne me quitte plus des yeux. Mon corps est lardé de cicatrices, de toutes formes et origines.
— T’expliques ? lance Farid comme s’il avait lu dans mes pensées.
Michel, si curieux d’ordinaire, ne demande rien, il se contente d’incliner le récipient. Le liquide me percute la peau, le choc est une pluie de volts. Je frotte partout, entre mes cuisses, mes pectoraux, sur mon visage où crisse une barbe courte, mon ventre. Sensation de propreté, de purge, même sans savon, sans gant de toilette. La fierté d’être quelqu’un de droit sur ses jambes, de vivre, encore. Très vite, je plonge sous la serviette gelée, frotte à en faire rougir ma peau. Je me sens mieux, plus humain. Je repense à la question de Farid. Je reste à poil, quelques secondes. Je plante mon index sur mon front.
— Arcade droite, cinq ans, chute à vélo.
Mon doigt se déplace au fil de mes descriptions.
— Huit ans, Melun. Je tombe la tête la première sur un rocher qui m’entaille profondément le front. Ma mère m’a raconté que je suis rentré à l’appartement couvert de sang, sans verser une seule larme. À l’époque, on habitait au rez-de-chaussée, ce qui me vaut sans doute encore d’être vivant aujourd’hui, vu le nombre de fois où j’ai tiré une chaise pour marcher sur le rebord du balcon.
Je descends mon doigt sur mon visage, le long de mon nez un peu de travers, sur ma bouche épaisse. Les deux m’écoutent avec attention.
— Neuf ans, mon menton s’écrase sur le bitume de la cour de récréation, quand je saute d’une branche d’arbre… Douze ans, je lis des Comics à n’en plus finir, je deviens persuadé que je ne peux pas mourir. Chute du toit de ma maison à Munster, trois points de suture au genou, et des fractures un peu partout : aux jambes, aux poignets, un terrible souvenir. Là, quatorze ans… (Je regarde Farid.) Un mauvais coup de mon père… Là, seize, là, dix-sept, rien de bien méchant mais le personnel de l’internat se souviendra toute sa vie de moi. Là, là, et puis là, c’est à l’armée. Les chasseurs alpins. Ensuite, quelques bobos, mais grosso modo, calme plat jusqu’à vingt-huit ans. Là, c’est les Dolomites, sans doute ma pire frayeur. Quatre points de suture… Trente-quatre ans, les côtes, sur la gauche. Mon nez cassé, à maintes reprises. Et puis, il y a ces morsures de chien, mais je t’ai déjà expliqué. Et maintenant… Je me rhabille, si tu veux bien. Parce que si on continue ainsi, vous allez me ramasser à la petite cuillère.
Il désigne mon pectoral droit.
— Et là ?
Ils l’ont vu, évidemment. J’aurais préféré ne pas en parler, mais je me demande s’il y a encore un sens à nous cacher les uns des autres. Deux taches rosâtres, creuses, comblent la partie haute de ma poitrine.
— C’était il y a vingt ans. Deux coups de piolet…
— On t’a astiqué au piolet ? Plutôt original.
— C’était mon meilleur ami… Max Beck.
Je ramasse mon pantalon, les lèvres pincées. Un piolet contre une poitrine, ça fait un bruit dont on ne peut pas se débarrasser, une espèce de clapotement semblable à celui d’un pied dans une flaque. Sans plus un mot, j’enfile mon pantalon. Ils me regardent, dans l’attente que j’en dise davantage, mais je ne m’étalerai pas. C’est ma vie, et je ne vois pas, de toute façon, comment ça pourrait nous faire sortir d’ici.
À peine lavé, et me voilà obligé de replonger dans la sueur des jours passés. M’enfoncer, de nouveau, dans ces habits chargés de fluides morts. J’en ai marre de vivre, dormir, émerger dans la merde infâme de ma propre déchéance. Mais que faire d’autre ? Comment contrer cet implacable destin ? Ici, on ne peut pas faire demi-tour, on ne peut pas rentrer chez soi.
— Une histoire de femme, ces coups de piolet ? me demande soudain Michel en se déshabillant.
Je fronce les sourcils, pensant que le sujet des cicatrices était clos.
— Pourquoi vous me dites ça ?
Michel se retrouve à son tour entièrement nu. Il montre une charpente robuste, aux muscles lourds, avec de solides biceps et de belles épaules. Musculation ou club de remise en forme, à tous les coups. Lui aussi, il arbore deux ou trois cicatrices plus petites, aux avant-bras. Les poils de son torse grisonnent. Sur la partie haute de son omoplate droite s’étend un tatouage bleu et jaune – ou vert et blanc –, qui représente la lettre C. Il se masse énergiquement les épaules.
— On boit, on parle femmes et c’est là que tout part en vrille. Derrière chaque bagarre, il y a une histoire de femme.
— Ce Max, c’est ça ? me dit Farid.
Mes poils se hérissent.
— D’où tu sors ce prénom ?
— Tu parles vachement quand tu dors, je te l’ai dit. T’as l’air tourmenté de cauchemars, mec. Ton père et ce Max en font partie, on dirait…