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Bras croisés sur le torse, Michel trépigne.

— Bon, si vous pouviez vous manier, je me les gèle, au cas où vous n’auriez pas remarqué. Vous voulez que je tombe malade, c’est ça ? Non, alors versez la moitié de la casserole dans la cavité gauche de mon masque, et l’autre moitié dans la droite.

— Vous êtes sûr ?

— Faites… Ça me gratte, ça me pique, et je vais m’exploser la tête si ça continue une journée de plus.

— Et si ça dérègle le mécanisme de… de la bombe ?

— Tant mieux.

Je m’approche de lui. Il lève le front au plafond, de sorte que les petits trous devant ses yeux soient horizontaux.

— Le tatouage, dans votre dos… Ce gros C, c’est…

— C comme Cédric. Comme pour la boucle d’oreille. Bon, vous accouchez ?

Sa réponse sèche m’invite au silence. Je verse l’eau suivant ses indications, dans les cavités ridicules. Michel pousse un long râle de soulagement. Je prends une serviette sèche et frotte dans son dos, ses reins. Il en plonge les extrémités dans les orifices du masque. Farid nous regarde, ahuri, nous soigner l’un l’autre, comme deux vieux singes. Derrière nous, le glacier se dresse, majestueux. Il y a quelque chose d’improbable dans notre situation. Je me mets à rire nerveusement.

— On peut savoir ce qui te fait marrer ?

Je hoche le menton vers ce stupide glacier.

— Michel, nu avec son masque, devant une superbe cascade. On se croirait sur l’île de La Réunion, version cauchemar.

Je crois que Michel ne rit pas. Le jeune beur essuie le filet transparent au bout de son nez.

— À mon avis, on n’attrape pas de rhume à La Réunion.

Je pose l’autre serviette à moitié mouillée autour de ma nuque. Je compte essuyer Farid avec l’autre moitié, la sèche.

— À toi, je lui dis.

— Non, non, non, merci. Ta douche d’Esquimau, tu remballes, d’accord ? Je peux pas. J’ai trop froid. Tu veux ma mort ou quoi ?

— Il faut donner de la chaleur à ton corps et chasser la crasse. Lui montrer qu’il est vivant. Allez, viens !

Le forcer à sortir de son duvet, c’est comme lui arracher un membre. Il me faut y aller de toute ma verve pour qu’il daigne se lever. Il se déshabille au ralenti. Le gouffre est en train de le digérer. Quand je le vois nu, quand je constate avec quelle violence il tremble, les mains ouvertes et abîmées devant son sexe circoncis, j’oublie La Réunion et me demande combien de temps nous allons encore tenir.

À présent, Farid a les deux poings regroupés sous sa gorge, et il lève les yeux au ciel, les jambes légèrement pliées.

— Fais vite, pu…

Ce qui se produit l’instant d’après ne dure pas une fraction de seconde. Alors que je décolle la casserole du feu, Farid se rue soudain en direction de Michel dans un hurlement. Son sexe pelé claque contre ses cuisses, ses muscles effilés se bandent tandis que son visage semble se mouvoir au ralenti. Je vois ses frisettes se détendre dans l’air, les traits de son front se plisser comme le granit qui craque. Les deux poings devant lui, il percute Michel en pleine poitrine. Un râle de surprise inonde les lèvres du colosse ; déséquilibré, il tombe en arrière. J’ai l’impression de capter chaque phase de sa chute. Pok bondit sur le côté, l’oreille droite à l’affût, le museau relevé.

À ce moment-là, une stalactite traverse mon champ de vision. Elle est plus grosse, plus longue qu’un parasol fermé. Elle se désagrège en centaines d’éclats au contact du sol. Des morceaux de glace me giflent les joues, percutent le dos de Farid, ses mollets, ses fesses. Le jeune Arabe, couché sur Michel, pousse un cri de douleur. Pokhara, lui, détale dans l’obscurité en couinant, la queue entre les pattes arrière.

C’est fini. Plus un bruit.

Nous restons là, stupéfaits, immobiles, chacun dans nos positions avant l’impact. Je jette un œil au plafond. On dirait que cette stalactite, elle était placée là, juste devant la tente, pour nous tuer.

Lentement, Farid bascule sur le côté, les fesses au sol, et Michel finit par se redresser, bras repliés sur le crâne. Titubant, il s’approche du point d’impact, là où il se tenait quelques secondes auparavant. J’entends Michel respirer lourdement. Puis il se tourne vers le réchaud, sans un mot. Il se baisse, décolle le récipient du feu, se recule et part un peu plus en retrait.

— Viens… il fait de sa voix éraillée, s’adressant à Farid.

Le jeune beur s’approche, il ne tremble plus, encore fouetté par l’adrénaline. Michel le prend à la taille et le retourne, avant d’inonder ses épaules et de lui frotter le dos, les cuisses, les mollets du plat de la main. La jambe supportant l’entrave tendue à l’horizontale, Farid se laisse faire, le pied gauche dans la glace qui se met à fondre. Ses yeux si bleus s’attardent sur le mégot que la stalactite a percuté. Son cœur soulève le voile de peau sous la troisième côte, ses lèvres se serrent, je crois qu’elles me sourient quand, doucement, Michel lui passe la serviette sur la nuque et frotte comme un père.

Michel se penche soudain.

— T’as remarqué que ton pied était dans la glace ?

— Hein ? Quoi ? C’est vrai. Merde !

Michel se frotte les mains l’une contre l’autre.

— Tu ne sens pas le froid ?

Farid secoue la tête. Michel et moi, on se regarde, les lèvres pincées. Le colosse se baisse.

— Ça ressemble à un début d’engelure. On voit le même genre de symptômes sur les carcasses de porcs dans les chambres froides. D’abord les fissures dans la peau, puis les crevasses.

Farid observe son pied, incrédule, alors que je me rapproche. Son regard se teinte d’inquiétude.

— C’est pas normal, c’est ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Michel s’accroupit.

— Que si on ne trouve pas de solution rapidement, il va falloir couper.

20

Jonathan Touvier : « Revenons à la motivation de vos expéditions extrêmes. Si nous avons bien compris, vous y allez pour pouvoir ensuite vous réjouir d’en être revenu ? »

Reinhold Messner : « En gros, c’est cela. Mais, au début, c’est un peu différent. On tâtonne, on se risque toujours un peu plus loin, jusqu’à atteindre un point limite, un point de non-retour, à la frontière entre le possible et l’impossible. Si je fais un pas de plus, je risque la mort, mais si je ne le fais pas je ne serai pas allé au bout de mes exigences. Arrivé à cette frontière, je ressens enfin le désespoir, la détresse, la peur : je ne vais pas pouvoir redescendre, je vais tomber… Cette angoisse, je ne la ressens que si je vais à ma limite, que peut-être je ne reviendrai pas à la maison, que je suis allé trop loin, qu’il y a trop d’obstacles entre la sécurité et moi… »

Interview de Reinhold Messner, l’un des plus grands alpinistes, par Jonathan Touvier pour Extérieur

J’ai déjà vu des orteils gelés, ça ressemble d’abord à de la roche volcanique, puis très vite, à des morceaux de charbon. Je plante une casserole sur la flamme, pleine de la glace que je viens de ramasser au sol.

— Va vite sous le duvet, et masse, je lui dis. Il faut absolument raviver tout ça. Depuis quand t’as arrêté les massages ?

— Je… J’en sais rien, merde ! Pourquoi ? Pourquoi faut que ça me tombe dessus, à moi ?

Farid se rhabille en coup de vent et s’exécute, répétant sans cesse : « Qu’est-ce qui va m’arriver ? » Je crois que rien n’est plus effroyable que de voir son propre corps dépérir, se mettre à geler comme s’il ne nous appartenait plus. Cinq minutes plus tard, le jeune plonge ses orteils dans l’eau tiède, directement dans la casserole. Sa peau aux allures de pain rassis se ramollit en même temps que la douleur se réveille. Il se met à crier. Michel, tout proche de lui, ôte ses épaisses chaussettes.