— Il faudrait de l’huile pour nourrir les tissus et les sauver de la nécrose. Tu vas te masser encore, puis tu enfiles mes chaussettes, en plus des tiennes. Ça devrait ralentir la progression de l’engelure.
Michel se rechausse, les pieds nus. Je lui attrape le bras.
— C’est de l’inconscience. Les chaussures ne sont pas fourrées, vous risquez de vous retrouver dans son état.
— Je sais, et c’est bien ça le problème : c’est que je sais.
Je pense qu’il me regarde d’un air grave. Sans en dire davantage, il ramasse la seringue positionnée le long de la toile, en ôte l’aiguille et la défait de son extrémité en plastique. Ensuite, il se met à arracher du fil de nylon au bout de notre duvet. Il en récupère au moins un mètre, en plusieurs fois et en grognant quand les coutures lui résistent trop. Puis il s’empare du réchaud allumé, de la recharge bleue de propane et disparaît vers la ligne rouge, sans un mot, sans un regard. Farid grimace et appuie sur ses orteils redevenus mous.
— Qu’est-ce qu’il va faire ? L’aiguille, le fil… Puis t’as entendu sa voix, ses grognements ? On aurait dit… une bête sauvage.
— C’est ce qui me fait peur.
Farid lève ses yeux vers le haut de la toile, tandis que je masse le pied.
— Comment elle s’est décrochée, la stalactite ? Elle est tombée en plein sur mon mégot de cigarette. Tu crois que c’était le hasard, tout ça ? Ou que… qu’On nous punit ? Je veux pas que… qu’on me coupe mes orteils, putain.
Je regarde un peu partout. La pierre tranchante, qui me sert à marquer les jours, a disparu : Michel l’a embarquée avec lui. Je rabats les pans de la toile et remonte la fermeture. Enfermé de la sorte, je me sens un peu plus rassuré. J’ai cinquante berges et davantage peur que ce môme, j’en suis sûr.
— Tu aurais dû nous le dire avant, pour tes pieds.
— Et ça aurait changé quoi ? Je crois pas que Michel m’aurait donné ses chaussettes, si je lui avais pas sauvé la vie.
— Mais moi, j’aurais pu te prêter les miennes. Et puis on aurait massé, sans cesse.
— J’ai toujours appris à me débrouiller seul.
À présent, je prends ses mains entre les miennes et frotte activement. Ce sont des éponges dures et sèches. On dirait qu’il se consume par les extrémités, peu à peu, comme un papier qu’on brûle et qui finira par disparaître.
— Te débrouiller seul ? J’étais comme toi, quand j’étais jeune. Solitaire et borné. Dans la montagne, je me suis aperçu que quelque chose de profondément humain existait, ça s’appelle l’entraide. Aider, sans rien attendre en retour. Je n’attends rien en retour, Farid. Si je te masse les mains, ici et maintenant, c’est parce que j’ai envie de te donner quelque chose de simple et qui ne coûte rien. Juste un peu de chaleur humaine.
Son expression change, il me regarde avec ce que je pourrais interpréter comme un soupçon de tendresse. Pour la première fois depuis que nous sommes ici, je me dis que c’est vraiment un beau garçon. Il doit plaire aux filles.
— C’est marrant, il me dit. C’est toujours sous terre que les gens se révèlent. Il n’y a jamais eu tant de chaleur humaine partagée qu’au fond de la mine. Mon grand-père n’arrêtait pas de dire ça.
Farid me sourit, enfin. J’aime la façon dont ses fossettes se creusent, la beauté dissimulée de son visage de gosse.
— Hé ! Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Je préfère le lâcher et m’éloigner un peu pour caresser Pok.
À travers la toile, la corolle bleutée du réchaud oscille soudain sur la surface rouge et se rapproche. On entend un halètement, Michel revient. Pok se dresse et gratte contre la toile de la tente. Je baisse la fermeture, il sort précipitamment, je l’imite. Dès lors, mon chien fonce vers les pieds de Michel et renifle. J’ai du mal à réaliser ce que mes yeux découvrent.
L’horreur.
Farid m’a rejoint à l’entrée de la tente, aucun son ne franchit la barrière de ses lèvres.
Michel est debout, immobile à nous regarder, ses chaussures regroupées dans une main, une orange dans l’autre. Ses pieds sont emmitouflés dans deux grosses chaussettes blanchâtres qui montent par-dessus son pantalon. Des chaussettes que nous n’avions jamais vues.
Des chaussettes de peau humaine.
Avec l’aiguille et le fil, il a cousu les extrémités entre elles au niveau des orteils, et le haut de chaque chaussette est cousu directement à son pantalon. Clairement, on devine que les bords ont été cisaillés par à-coups violents, acharnés, parce qu’ils sont en dents de scie. Il a dû couper avec la pierre tranchante, en tendant la peau comme on tend du papier cadeau.
Il nous double, pose l’orange, s’empare de la casserole et s’immobilise, sans raison, en regardant sa main aux doigts en moins. L’épisode de déconnexion dure bien vingt secondes, avant qu’il reprenne ses mouvements et verse le liquide tiède sur ses doigts.
— Ce… n’est pas compliqué à faire. On réalise une incision au coude, l’autre à l’avant-bras, et on retire la peau avec la couche de graisse sous-cutanée. Ça s’enlève aussi facilement qu’un gant.
Il parle avec naturel, comme un enfant qui voit un mort pour la première fois à la télé et qui continue à manger ses biscuits au chocolat. Se rend-il seulement compte qu’il est devenu un ignoble pilleur de chair humaine ?
— Regardez, le pli du coude s’adapte à la perfection au talon. Magique. Vous ne pouvez pas imaginer comment c’est chaud et confortable. Ils faisaient ça chez les gauchos, avec des poulains.
Ça fait un bruit étrange lorsqu’il marche, comme une succion. Je regarde Farid, et j’ai l’impression qu’il va s’évanouir. Michel, excité et fier, n’arrête plus de parler :
— Quoi ? C’est ça, la survie, les gars. C’est pas terrible, mais on est bien obligés de s’adapter, n’est-ce pas, Jonathan ? On n’a pas le choix. Ça va mieux, Farid, tes orteils ? Demain, je ramènerai un peu d’huile. On fera chauffer avec l’eau, et on trempera tes pieds dedans. Ça va permettre d’hydrater et de nourrir les tissus mal en point. Nul doute que les choses vont s’arranger pour toi.
Je l’observe, désormais si sûr de lui, si serein, et me demande jusqu’où nous allons aller ainsi. Il caresse ses chaussettes immondes, de haut en bas. Ce type est un taré, j’en ai soudain la conviction. Et pourtant, il est le seul à pouvoir bouger les rochers et détenir les clés de notre liberté. Il est l’unique moteur de notre espoir, notre survie. Les mâchoires serrées, j’ôte mes propres chaussettes et les lui jette au visage.
— Gardez mes chaussettes mais débarrassez-vous de ça immédiatement. Je vous en supplie.
Il semble peser le pour et le contre. Ça dure une bonne minute. Il redresse son ignoble regard d’acier vers moi.
— Sûr ?
— Sûr…
— Très bien. Accord conclu. Mais ne me les réclamez plus jamais.
Il tend sa main rouge, je ne la serre pas. Il prend alors son dû puis, dans un rire sec, s’empare du réchaud. Il s’éloigne à nouveau vers le fond du gouffre en sifflotant. Farid le regarde partir et rentre dans la tente, sans un mot, les joues creuses, le regard bas, tandis que je glisse mes pieds nus dans le duvet. Dès lors, je l’entends marmonner en arabe.
Une prière…
21
« La fin de l’espoir est le commencement de la mort. »
Charles de Gaulle
Plus tard, Michel réapparaît avec la bouteille de vodka entamée et l’orange. Dieu merci, il s’est débarrassé des lambeaux de peau et a renfilé chaussettes et chaussures. Il pose le festin entre nous, de même qu’une assiette. Sur le réchaud qu’il vient de laisser à l’extérieur, il abandonne la casserole, et y introduit de la glace qu’il récupère de la stalactite brisée. Il casse le morceau plus menu en l’écrasant de son poids.