— Dire que ça a failli me transpercer… Le jour de mes quarante-sept ans.
Farid et moi, on se regarde, Michel le remarque :
— Ouais les gars. Depuis que je me suis mis à gratter la glace, ce matin ou je ne sais quand, c’est mon anniversaire. Trois traits sur le tapis bleu… Quarante-sept printemps. Je… Je ne voulais rien vous dire, je ne suis pas du genre à susciter la pitié ou de la compassion. Mais avec ce qui vient de se passer… On pourrait peut-être fêter ça, avant que le ciel nous tombe sur la tête. Mourir transpercé par une stalactite dans une grotte, il y a quand même plus glorieux.
Il tourne la tête vers moi, levant le fruit intact.
— Je travaille dur, pour vous. C’est notre seule lueur d’espoir, cette galerie, celle qui va nous faire tenir, nous donner envie de vivre encore un peu plus longtemps. Je suis à bout de forces, mais je vous la laisse, cette orange. Je ne cherche pas à vous nuire, à tous les deux, pas plus que je ne cherche à être votre ami. Mais c’est… avec ce qui nous arrive. J’ai l’impression de… de perdre les pédales, parfois.
Il se gratte brusquement le cou, dans un tremblement nerveux. Je le fixe avec un peu de nostalgie, et dis :
— Quarante-sept ans… Le jour de mes quarante-sept ans, je mangeais des homards et des écrevisses au restaurant L’Air du temps, à Annecy.
— Des homards… Des écrevisses… t’es vache de parler de ça.
Michel pose les quartiers dans l’assiette, en formant deux tas.
— Quatorze. Sept chacun, pour vous deux. Allez-y.
Je vois que Farid apprécie le geste, il récupère sa part. Il aligne précautionneusement ses petits croissants de vie dans sa paume ouverte en soupirant.
— En haut, on se bat pour le fric, pour gagner toujours plus. Mais ici, qu’est-ce que ça vaut, le fric ? Ces quartiers, ils sont plus importants que n’importe quel diamant. Je donnerais un an de ma vie pour en avoir dix de plus.
Serrant les mâchoires, il repose en définitive deux quartiers dans l’assiette, qu’il pousse vers Michel. L’homme au masque le remercie d’un coup de menton.
— T’es pas obligé.
— Me tente pas de les reprendre, mes diamants.
Pok est aux aguets, il gratte avec sa patte contre ma cuisse. Je pioche les sept morceaux de ma portion, les renifle avec envie, et en glisse quatre d’entre eux sur le tapis. Ils disparaissent en un gros coup de langue. Il m’en reste trois, je les lève devant moi.
— Trinquons, alors. Bon anniversaire.
— Bon anniversaire, répète Farid d’une voix morne.
Michel hoche lentement la tête.
— Dire que là-haut, je voulais honorer la mémoire de Cédric, mon fils. Je fais ça à chaque anniversaire. On va sur sa tombe, avec Émilie, et on brûle de petites bougies.
Personne n’en rajoute. Que dire d’autre ? Qu’il existe meilleur endroit pour fêter un anniversaire ? Que, dehors, des gens dansent et boivent du champagne tandis que nous, on croupit ici, frigorifiés, en taillant dans un cadavre ? Michel avale doucement ses deux quartiers, en appréciant chaque bouchée. Il vient se glisser entre Farid et moi et s’empare de l’appareil photo. Il tend son bras devant lui, l’objectif braqué vers nous trois.
— Non ! je fais en tendant la main.
En une fraction de seconde, le flash part, nous brûle les yeux. La petite langue de papier glacé sort de l’engin.
— Pourquoi vous avez gâché la photo ?
— Je n’ai rien gâché du tout. C’est mon anniversaire, non ?
Les faciès se dessinent, peu à peu, on voit ma main tendue vers l’objectif, qui masque une partie de mon visage. Tous trois, nous observons attentivement la photo. Il n’y a pas un sourire, les mines sont déconfites, ma bouche est ouverte. Ça fait drôle, on dirait un cliché qui n’a aucun sens, aucun contexte. Dessus, Farid est en train de porter un quartier d’orange à la bouche. En se regardant, Michel palpe chaque aspérité du masque, en apprivoise les courbes, les nuances. C’est la première fois qu’il se voit ainsi, si je puis dire, et j’imagine fort bien le sentiment d’impuissance qu’il doit ressentir.
Avec son aiguille et du fil, Michel transperce la photo et la suspend à la barre transversale. Il fait de même avec celle de Farid, puis celle où il est au bras de sa femme.
— Elle veillera sur moi.
Je lui demande de faire pareil avec la photo de Claire. Les clichés s’agitent au-dessus de nos têtes comme un attrape-rêves. Ensuite, Michel place son gobelet devant lui, le remplit de vodka et me le tend. J’hésite, à deux doigts de refuser. Je connais trop bien les dangers de l’alcool, mentaux et physiques.
— Allez. Laisse les mauvais souvenirs de côté, et tirons-nous quelques heures de ce maudit gouffre. C’est mon anniversaire, fais ça pour moi. Pour pas me laisser seul avec le cadavre au fond de la grotte. Quarante-sept ans…
Il a raison, à quoi bon souffrir en permanence ? Je me décide à franchir le pas. Alors, moi le prudent, je n’économise rien, embarqué dans un festin gargantuesque. J’avale mes deux quartiers jusqu’au dernier pépin, me lèche les doigts, et m’enivre de quatre généreuses gorgées d’alcool. Je fume la cigarette molle dans notre « restaurant », aussi, accompagné de Farid. Plus de limites, de barrières, le temps d’un anniversaire. Ça fait un bien énorme. Depuis quand n’ai-je pas bu une goutte d’alcool ? Depuis quand n’ai-je pas pensé à autre chose qu’à Françoise et sa leucémie ? Aux factures que j’ai du mal à payer et à ces cachets ronds qui finissent au fond de ma gorge quand ça va mal ?
Michel, lui, s’offre un torrent au goulot. Il tend la bouteille à Farid.
— Bois. Bois, ça te fera du bien à toi aussi.
Farid se lève et s’approche du réchaud.
— Non, pas d’alcool. Un thé plutôt. Un thé avec le zeste d’orange dedans. C’est une bonne idée, le zeste d’orange.
— Tu devrais laisser ta fichue religion de côté. Elle ne sert à rien, ici.
— C’est justement ici qu’elle me sert le plus.
Le silence nous tombe dessus. Michel agite subitement la vodka devant lui et rompt cette infernale absence de bruit.
— Vous pensez que si, un jour, on devait raconter cette histoire à nos petits-enfants, ils nous croiraient ?
Je lève les yeux vers la photo de Claire, qui tourne lentement, puis vers celle que vient de tirer Michel.
— Sans doute pas. C’est tellement irréaliste. Tellement… fou. C’est pour ça que cette photo de nous trois existe. Elle est la preuve de notre souffrance. Cette photo est un bien précieux, en définitive. On la ramènera à la surface avec Bienvenue.
Michel cogne du poing sur le dessus de son masque, se mettant à rire.
— Et puis, la folie ne sonnerait pas si creux. Retenez bien ce bruit de métal. Aussi longtemps qu’il résonnera dans votre tête, il prouvera que vous n’êtes pas fous. Tous les trois, nous avons réellement existé, ici, au fond de ce gouffre. C’est ça que nous devrons raconter. C’est ça que nous devrons transmettre. Pour que personne n’oubl…
Il ne termine pas sa phrase, la flamme du réchaud mollit et disparaît. Michel se redresse sur-le-champ.
— Non, non, ce n’est pas grave. Deux minutes, deux minutes, d’accord ?
Il part en courant avec le photophore et revient presque aussitôt. À toute allure, il libère le réchaud de sa recharge usée et en visse une nouvelle.
— Voilà, voilà… Hop, on n’a rien vu. Tout va bien, d’accord ? Il y en a encore deux là-bas, on est sauvés. Deux, vous imaginez ? C’est énorme, deux. Allez, on reboit un coup !
Il se met à rire, seul, un rire douloureux arraché à ses cordes vocales malades. Il n’allume pas, cette fois, laissant seulement brûler la flamme d’acétylène du réflecteur. Nous nous regardons à présent en silence, nous nous comprenons sans ouvrir la bouche. Que se passera-t-il quand nous manquerons de gaz ? Quand ce petit cercle mouvant qui nous abreuve, nous éclaire, nous réchauffe, nous nettoie, aura disparu pour de bon ?