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D’un trait, un nouveau verre de vodka dévale dans ma gorge, me brûle le gosier. Je veux qu’il m’arrache les intestins et m’emmène loin de Vérité, je veux sortir de ce trou et ne plus penser à rien. Farid me prend délicatement le récipient vide des mains. Il y verse l’eau frémissante, gratte la pelure d’orange comme je le fais à chaque fois et boit un grand coup. Son nez goutte, il le frotte discrètement.

Voilà, je me sens voguer, déjà, l’enfer s’adoucit. J’éteins ma cigarette et me couche, les yeux tournés vers Farid. La voix de Michel résonne soudain, hors du temps :

— Si quelqu’un a des choses à dire, ou des confessions à faire, c’est peut-être le moment.

On dirait un oracle. Je me mets sur les coudes. Mon esprit divague. Je sens des choses curieuses dans mon ventre. Trois jours sans rien dans l’estomac… Des années sans vraiment boire. L’alcool a dû prendre l’autoroute jusqu’au cerveau sans passer par les intestins.

— Rien de plus qu’hier, rien de moins que demain.

— Et toi, Jonathan ?

J’essaie de réfléchir, je n’y arrive plus vraiment. Je me sens bien.

— Non, rien. On pourrait se mettre à raconter nos vies, mais…

— Justement, parle-nous de ces coups de piolet. Celui qui t’a fait ça, ce Max, tu ne crois pas qu’il a un rôle dans l’histoire ?

— Max est mort. Il est…

Tous ces remugles du passé, ils se sont accumulés dans mon crâne comme de la neige tassée par un blizzard. Les cauchemars, les réveils en pleine nuit. Les raconter à d’autres oreilles que celles de ma Françoise me ferait peut-être du bien. Michel me tend son verre, je bois encore une belle gorgée.

— Max Beck est mort après un bivouac sur le Siula Grande, dans la cordillère des Andes, en 1991. J’avais trente et un ans. Le Siula Grande, c’est… c’est un véritable enfer vertical, à cause de… des ice-flutes… une architecture de glace et de neige pulvérulente que seules les montagnes péruviennes savent façonner.

J’incline la main devant moi, mes yeux me font mal. Je suis là-bas, sur les pentes, à peiner dans l’effort. Je sens la neige me durcir les traits, les UV m’agresser la peau. Mon corps n’est plus que brûlure et douleur.

— Même à soixante-dix, quatre-vingts degrés de pente, cette satanée neige tient. Oh oui, elle tient bien. Et elle s’accumule en corniches. On dirait des champignons sur des troncs d’arbres géants. Max et moi, nous grimpions depuis deux jours, en route vers l’arête sud. On s’était gavé de nourriture avant l’ascension. Du chili comme on n’en fait plus, du porridge, des tas de fromages péruviens fabriqués avec du lait de chèvre. Si vous aviez pu goûter ce lait de ch…

J’entends les glottes claquer dans les gorges, la salive se déverser sur les langues gonflées par la faim.

— Bref, on riait, on sortait des blagues foireuses, persuadés d’une montée difficile mais faisable. Nous en avions vu d’autres. Le Kilimandjaro, trois ans auparavant, les Bridal Veil Falls l’année précédente, une tentative d’ascension du Cho Oyu juste l’année d’avant.

Je ravale ma salive.

— Dans les pentes du Siula, à cause d’une soudaine tempête, nous avons été obligés de bivouaquer sur l’une de ces fichues corniches. Il n’y avait aucun autre choix possible. En poursuivant notre ascension, on aurait gelé sur place. On ne voyait pas à un mètre.

Les mots me restent en travers de la gorge. Je me souviens encore si clairement… Nos lunettes couvertes de givre. Nos barbes coiffées de glaçons et ce vent, qu’on appelle là-bas le « balai de Dieu ». Max n’avait jamais aimé cette montagne, à cause de la météo changeante, mais il voulait se la faire, avec moi, comme une revanche sur notre mésaventure du Cho Oyu.

— … Au lendemain matin, quand le soleil est revenu, Max est sorti en creusant la neige entassée devant l’entrée de notre abri. Il faisait beau, Max sifflotait. On avait le moral, persuadés que le sommet était accessible en une matinée. C’est à ce moment-là qu’une partie de la corniche a entièrement disparu sous ses pieds. Nous n’étions pas assurés par une corde. Je… Je l’ai vu chuter de la hauteur d’un immeuble de trente étages, se fracasser contre la roche et disparaître au fin fond d’une crevasse, à plus de cinq mille mètres d’altitude.

Le silence m’ensevelit. Je me rappelle le moindre pli de sa combinaison rouge et jaune. Je vois encore ses globes oculaires, noirs de fatigue, se creuser de surprise, sa main agripper le vide, ses lèvres gercées se perdre dans un cri.

Je me prends la tête dans les mains. La dernière fois où j’ai parlé de l’accident remonte à si loin. L’ambassade de Lima… Puis, sur le sol français, les sponsors, la presse spécialisée, Extérieur évidemment… Françoise, bien sûr. Je me souviens aussi de l’orbe de silence qui avait frappé le milieu de l’escalade, la consternation, le sentiment d’une perte inestimable. Max était un alpiniste remarquable, à la grâce athlétique et au caractère impétueux. Mais, derrière cette façade de roc magnifique, il s’éclatait avec des prostituées avant chaque ascension. Et, par-dessus tout, il frappait son épouse.

Et elle restait avec lui, bon Dieu. Elle l’aimait malgré tout, comme le sherpa adule sa montagne.

Michel soupire.

— C’est quelque chose d’affreux à vivre. Voir quelqu’un partir sous ses yeux sans rien pouvoir faire. Être, en quelque sorte, un survivant.

Je m’allonge, Pok serré contre moi. Ça tourne de plus en plus.

— C’est… C’est comme vous, avec vos doigts sectionnés… Ce genre d’accident fait partie du métier. La montagne est belle, mais c’est une tueuse d’hommes. C’est la première leçon que… l’on apprend en grimpant.

Michel lève sa main mutilée devant son masque.

— Les risques du métier, ouais.

À nouveau, il se fige. Longtemps. Puis il revient subitement vers nous et pose la bouteille dans un coin.

— Bon… On éteint la lumière et on dort ?

Farid, replié sous sa couche, les yeux vers la toile, se perd dans une soudaine quinte de toux. Quelque chose de gras, d’inattendu, un raclement semblable à celui de la paille qui aspire le fond d’un milk-shake.

— Ferme pas, Michel. Ferme pas… Tu peux bien baisser au strict minimum, mais ferme pas…

J’acquiesce silencieusement en direction de Michel, la bouteille d’acétylène est grande et encore bien pleine, semble-t-il. Michel tourne le robinet à son minimum. Les ombres dévalent sur la toile, les ténèbres s’engouffrent à l’intérieur. Je les sens presque me caresser le visage. Je sais qu’Obscurité en a profité pour se glisser sous la toile. Je perçois, sur ma droite, de petits tressautements… Les narines qui aspirent l’air… Farid est en train de pleurer, mais il semble retenir son souffle pour que cela ne se remarque pas. Je roule sur le côté et me glisse dans son duvet. Sa voix se meurt :

— Qu’est-ce que tu fiches…

— Rappelle-toi. Un peu de chaleur humaine, ça n’a jamais brûlé personne. On n’a que deux duvets, on est trois.

Nos corps se touchent, je passe mes bras autour de sa poitrine bruissante, laissant couler la chaîne au-dessus de son flanc droit, et le serre fort contre moi. Je sens la chaleur monter.

— Ça va aller… Ça va aller, d’accord ?

Je claque la main au sol, Pok vient se plaquer contre mon dos, puis je détourne la tête vers Michel. Les vêtements pendent au piquet transversal et m’effleurent le front.

— Vous pouvez éteindre maintenant.

Ma tête me tourne. Dans l’obscurité, je me colle davantage à Farid. En dépit des habits, nos carcasses se chauffent l’une l’autre, s’unissent pour mieux lutter. Je plaque mes pieds sous les siens et colle mon front contre son dos. Je renifle son corps, les yeux fermés.