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Là, maintenant, j’aurais préféré cent fois qu’il soit mort. Que Michel n’ait jamais raté son coup. Je retourne à la tente en marche arrière, les bras ballants, avec le dernier espoir qu’il revienne se glisser entre mes jambes et renifler au creux de mes mains. Je pénètre dans notre abri en baissant la fermeture, par sécurité, puis considère Michel avec un air de reproche.

— Tu as fait pire que mieux. On n’a plus de balle, on ne peut plus accéder au gaz et mon chien n’est plus mon chien. Et maintenant, que proposes-tu d’autre pour nous enfoncer plus encore ?

Il relève sa face de boulons.

— Qu’on le tue à mains nues.

Ce type n’abandonne jamais, il ira au bout de son délire. Je ne sais plus quoi penser, je suis perdu, je réfléchis mal. Farid s’est accroupi auprès du coffre, se donnant l’illusion de faire quelque chose, d’être utile. Mais utile à quoi ? Mille cent vingt-deux, mille cent vingt-trois, mille cent vingt-quatre…

— Qu’on le tue à mains nues ? Et tu m’expliques comment on l’éjecte de sa caverne luxueuse ?

Michel saisit de la pierre tranchante, pousse son duvet et se met à fendre le tapis de mousse d’un dessin. La caverne d’un côté, la tente au milieu, le glacier à l’autre extrémité.

— Il possède peut-être la nourriture, mais pas l’eau. Là, il est en train de se faire une orgie, mais il va rapidement se rendre compte que manger de la bonne viande naturellement salée, ça donne soif. Si on peut tenir sans manger, on ne peut pas tenir sans boire.

Farid hausse les épaules :

— Et toute la glace que t’as amenée là-bas ?

— Il ne pourra rien en faire. On peut crever de soif sur une étendue de neige. Si on n’a rien pour faire fondre, on meurt. C’est aussi simple que ça.

De sa main valide, Michel s’empresse de tracer une croix entre la paroi gauche et l’avant de la tente.

— À cet endroit-là, au point de chute de la stalactite, il y a une légère dépression dans le sol. De quoi créer une belle flaque d’eau. Je vous explique le plan. On fait fondre trois ou quatre casseroles de glace, suffisamment pour créer une surface liquide, et on place la lampe juste à côté, de manière à créer un reflet pour que le chien le voie depuis sa galerie. Nous, on se planque sous la tente et on attend qu’il vienne boire. Et là, en profitant de l’obscurité, on bondit et on le tue.

C’est ignoble. J’imagine des lionnes affamées, amaigries, cachées dans la savane, qui patientent auprès des points d’eau dans l’espoir que des antilopes viennent s’abreuver. Farid renfile ses gants dans des gestes nerveux.

— Et à supposer que ça marche, on le tue comment ? Ce chien, il est traumatisé, et presque aussi lourd que moi. Et t’as vu ses crocs ?

Michel soulève mon entrave devant lui.

— Avec ça. Moi, je suis blessé, alors je l’occupe par-devant, j’attire son attention. Vous, vous passez sur les côtés ou par-derrière. L’un d’entre vous essaie de l’étrangler, et l’autre tabasse avec la chaîne partout où il peut. Si on se met à trois sur son dos, on l’aura sans trop de dégâts. Juste quelques morsures, au pire. Comme t’as pu constater, je n’en suis pas mort.

Je me lève, les larmes aux yeux. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, je n’ai jamais ressenti tant de peur qu’aujourd’hui. Cette frayeur du néant, de n’être plus qu’une date sur une plaque de marbre, est si palpable à présent. J’ai la nausée. Avec Françoise, on n’a jamais vu la situation dans ce sens-là. Moi, parti avant elle, je veux dire. Je n’arrive pas à imaginer les gravures sur notre caveau : Jonathan Touvier, 1960-2010 et Françoise Touvier, 1963-. Mon cerveau s’est trop habitué à l’inverse. J’ai envie de chialer et, si je ne me décide pas à agir, à continuer à vivre coûte que coûte, je crois que je vais m’endormir et ne plus jamais me réveiller.

Alors, retenant mon souffle, je me lève et lâche :

— D’accord. On fait ce qu’a dit Michel, on s’active et on prépare le piège.

Je fixe Farid dans les yeux.

— Mais Pok, c’est moi qui l’affronterai. Et je le tuerai.

24

« … Je ne sais pas, Françoise, si je t’ai un jour parlé de Göran Kropp. Il avait quitté Stockholm à vélo le 16 octobre 1995. C’était une bicyclette spécialement aménagée pour porter cent quarante kilos d’équipement. De Suède, il partit vers Katmandou, presque treize mille kilomètres de galère où, entre autres, on le détroussa en Roumanie, l’agressa au Pakistan, et brisa une batte de base-ball sur sa tête en Iran (heureusement, il portait un casque). Début avril, il arriva au pied de l’Everest, intact. Après des kilomètres et des kilomètres de marche et d’acclimatation, il partit du camp de base vers le sommet, le 1er mai, sans oxygène. Lorsqu’il atteignit les 8 748 mètres, soit cent mètres sous le toit du monde, à une heure de marche, il décida de faire demi-tour.

S’il était allé au bout, Kropp, bien trop fatigué, serait probablement mort en redescendant. C’est souvent au bout de nos forces, quand le filet de notre existence s’échappe par nos lèvres entrouvertes, que nous réalisons à quel point la vie est précieuse, et que, pour la plupart des gens, mourir glorieux ne vaut pas tant que de vivre en ayant essayé. Kropp n’a trahi aucune montagne, il a fait ce qu’il avait à faire.

Fais demi-tour toi aussi, Françoise. Ne monte pas au sommet seule, et attends-moi pour qu’un jour, nous y grimpions ensemble. »

Première lettre que Jonathan Touvier abandonna dans la chambre d’hôpital de Françoise Touvier, deux jours avant qu’un donneur de moelle apparaisse dans le fichier informatique et leur redonne espoir

La flaque brille dans l’alignement de mon regard. C’est mon tour de garde. Allongé, je reste à mon poste d’observation, l’oreille attentive. Dehors, l’eau est plane, immobile. Parfois, une goutte s’écrase et stimule de timides vaguelettes.

Pour rendre efficace notre piège, nous avons rapproché une pierre, sur laquelle nous avons posé le casque incliné, de manière à créer un reflet. Il a fallu beaucoup plus de casseroles d’eau que Michel ne l’avait estimé. Une bonne demi-douzaine, au total, sans compter celles pour notre propre consommation. Au mieux, je nous donne encore deux récipients pleins, avant que la bouteille de propane soit tout à fait vide. J’ignore depuis combien de temps nous attendons. Trois, quatre, cinq heures ? Nos respirations sifflent, nos intestins gargouillent sans cesse, nos yeux larmoient. Michel se parle à lui-même, tout bas, fixant ses mains ouvertes et faisant parfois de drôles de gestes, comme s’il chassait une mouche. Moi, je dresse mentalement la liste des plus hautes montagnes de chaque continent, afin de rester éveillé.

À tour de rôle, nous nous relayons, allongés à l’entrée de la tente. Farid continue à tourner les molettes, mais de plus en plus lentement. Il refuse que je le touche. Il n’a plus la force de discuter et la fièvre gagne du terrain. Michel grogne sous son casque, il se perd parfois dans de longues périodes de délire. Nous ne parlons plus. Nous ne sortons plus, sauf pour pisser. De plus en plus, nous nous enfermons dans les profondeurs de notre déchéance.

Plus tard, c’est à nouveau mon tour de garde. Je peine à me réveiller. Je n’ai pas le courage de m’arracher de mon duvet infect, de quitter le nid chaleureux. Il serait si facile d’y mourir. Je m’habille, fourre mes pieds nus et froids dans mes chaussures. Je ne sais pas combien de temps l’on dort, de plus en plus longtemps, je crois. Mon sang coule lourd, bruyant, il se végétalise, dirait-on. Le thermomètre auriculaire indique une température centrale de 35,9°C. Je me souviens d’un 34,4°C sur les pentes du Fitz Roy, en Patagonie. Une limite où l’organisme se dégonfle. À l’époque j’avais pu abandonner et faire demi-tour. Mais ici…