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Extrait de À marche forcée, de Slavomir Rawicz (1956), récit qui, durant de longues années, marqua Jonathan Touvier

Le jour de la mort de mon compagnon de grimpe Max Beck, j’ai retrouvé, dans le trou de notre bivouac, son appareil photo, un Leica noir et gris. Je n’ai jamais porté la pellicule à développer, elle se trouve chez moi, précieusement enfoncée au fond d’une boîte à crampons. Parfois je m’isole au grenier, la sors et me contente de la regarder. Elle me récite ce que furent mes dernières années de grimpe avec celui qui fut longtemps mon meilleur ami. La puissance de l’imaginaire apporte bien plus que les longues descriptions orales ou visuelles.

Elle détruit infiniment plus, aussi.

Aussi, la vision instantanée de cette « chose » allongée à même le sol, prisonnière de son masque au fond d’un gouffre, pourrait tenir une bonne place dans mon album mental des horreurs. Aux côtés de Françoise, impotente dans son lit d’hôpital, et de son crâne désormais chauve.

Dans le cercle d’ambre, l’homme se redresse difficilement, avant de porter ses doigts sur son masque de fer. Ses phalanges se replient sur un monstrueux cadenas, planté à l’arrière du crâne. Je le vois forcer, s’acharner, puis reculer sur les coudes jusqu’à la paroi.

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qu’on m’a fait ? Où je suis ?

Je comprends que mon réflecteur l’aveugle, je détourne la tête sans le quitter des yeux.

— Je suis Jonathan Touvier. J’ignore où nous sommes. Quelque part, dans un gouffre. Je me suis réveillé ici, immobilisé, tout comme vous. Depuis quand ? Je n’en sais rien. On a dû nous injecter un sédatif ou une drogue quelconque.

— Un sédatif ? Dans un gouffre ? Mais… Mais…

Sa voix est bizarre, déformée, elle résonne dans le métal comme s’il parlait dans un tuba. De nouveau, il s’effondre, il cherche à se débarrasser de son carcan sphérique.

— Calmez-vous, d’accord ? Essayons d’y aller progressivement. Avez-vous vu quelqu’un vous amener ici ?

— Non.

— Dites-moi qui vous êtes.

Il se dresse, manque de tomber. À l’évidence, il a reçu la dose, lui aussi. Il est plus grand que moi, et costaud. Les vêtements qu’il porte ressemblent aux miens. C’est horrible, ce moulage métallique, cette voix sinistre.

— Je m’appelle Michel Marquis.

Son nom ne me dit rien. Il porte une alliance à l’annulaire. Un petit cerceau d’or, je crois. Quant à l’autre main, il lui manque des doigts.

— Vous habitez Annecy ?

— Non, Albertville.

Albertville ? Ce n’est pas tout proche de chez moi. La tête de l’inconnu bringuebale, il observe de tous les côtés puis s’avance en direction du puits.

— C’est ça qu’on nous a fourré dans le sang ?

Prenant garde de ne pas franchir la ligne rouge – il se trouve de l’autre côté de la frontière, hors de portée –, il me tend une grosse seringue vide, que j’observe attentivement entre mes moufles.

— Probable.

— C’est quoi, ce truc, sur mon visage ?

— C’est une espèce de… de masque de fer.

— Un masque de fer ? Et on peut l’enlever ?

Je fourre la seringue dans une poche.

— Ça n’en a pas l’air. Il recouvre la totalité de votre tête. Vos cheveux, vos oreilles. Tout.

— Mais… Pourquoi ? Pourquoi on me fait ça ?

— J’ai l’impression qu’on attend quelque chose de nous.

Je hoche le menton vers l’enveloppe fermée, proche de l’emplacement où cet homme a émergé.

— Cette enveloppe… Allez la chercher.

Il me considère étrangement. Sous le cercle frémissant de lumière, son masque me tétanise. C’est une surface faite de boulons, de plaques soudées, percées de trous minuscules pour les yeux, la bouche, le nez. Les oreilles sont toutes recouvertes. Ça doit peser assez lourd. Michel finit par se retourner, et là, autre chose me serre la gorge.

— Dans votre dos…

Il s’arrête, me jauge à nouveau.

— Quoi, mon dos ?

— Il y a un morceau de tissu blanc, cousu à votre blouson. Et c’est écrit, dessus : « Qui sera le voleur ? »

Le type ôte son vêtement, et se rend compte que je ne mens pas. Un doute m’assaille. Je retire vite le mien. Là aussi, du tissu blanc. Et une phrase horrible.

— « Qui sera le menteur ? »

C’est Michel qui a parlé. Il serre les poings.

— Ces phrases, qu’est-ce que ça veut dire ?

Il reste longtemps figé et, devant mon absence de réponse, part finalement ramasser l’enveloppe. Il se tient hors de ma portée et me la tend.

— Vous avez la lumière.

J’ouvre, en sors une lettre.

— Elle a été tapée à l’ordinateur. Alors : L’un de vous est équipé d’un masque de fer, retenu par un cadenas. Sous cet ensemble métallique, juste au-dessus du crâne, se trouve une…

Je m’interromps, le considère tristement avant de poursuivre, après m’être raclé la gorge.

— … se trouve une charge explosive, accompagnée d’un mécanisme qui se déclenchera en cas d’éloignement de plus de cinquante mètres de vos…

Je m’arrête encore, stupéfait, fouille du regard autour de moi. Bon Dieu, combien nous sommes, ici ? En face, Michel se recule, mains au crâne. Je ne distingue pas son visage, mais je devine qu’il doit ressembler à celui d’un type cerné par une meute de loups.

— Continuez…

— … en cas d’éloignement de plus de cinquante mètres de VOS partenaires enchaînés. Cette charge est minuscule, à peine quelques grammes, mais suffisante pour faire un petit trou dans votre crâne.

Vous voilà désormais unis, pour le pire.

Personne ne sait où vous vous trouvez, sauf moi, mais je ne pense pas vous être d’un secours quelconque, là où je suis. Et croyez-moi, on ne vous retrouvera jamais. Comprenez bien que vous allez tous mourir. Le tout est de savoir combien de temps vous tiendrez. Et pourquoi.

Vous allez tous mourir. Immédiatement, une image me traverse la tête, l’une des plus profondes terreurs que j’aie éprouvées de toute ma vie. Moi, bloqué sous une avalanche en train d’étouffer, et de mourir à petit feu. On appelle ça la mort lente. J’ai l’impression qu’on est en plein dedans. Je replie la lettre, vidé. Michel, courbé, a mis ses mains entre ses cuisses. Je le regarde fixement.

— Cette lettre, elle vous parle ? Elle a un sens pour vous ?

C’est ignoble, dès que j’ouvre la bouche, de la buée s’en échappe. Les petits nuages s’évaporent ensuite dans le vide.

— Si elle me parle ? Plutôt, oui. J’ai… J’ai une bombe sur la tête, c’est ça ? C’est bien ça qu’elle dit ?

Soudain, des aboiements nous font sursauter. Ça résonne, partout. Je me retourne, accours vers la tente, tandis que les cris de mon chien deviennent menaçants. Je reconnais leur style : le signal de l’attaque imminente.

— Pokhara ! Pok !

J’atteins la toile rouge en faisant racler ma chaîne. Pas d’animal. Encore les grondements, ils viennent de partout et nulle part à la fois. Michel se tient derrière moi, il m’a suivi et s’arrête net à présent que je me retourne. Je tends une main ouverte vers lui.

— Restez là !

— Non, pas seul dans le noir. Je ne vous lâche pas. Me dites pas que… qu’il y a aussi un chien ?

— Mon chien.

Au loin, dans la lumière de mon photophore, Pokhara se dresse d’un trait. J’ai déjà vu mon animal dans cet état-là, celui de l’instinct brut, à fleur de peau. Je m’approche d’un saut, me plaque contre lui. D’un bref mouvement de truffe, il m’identifie mais m’ignore, figé sur ses positions. Comme lui, je lève les yeux.

Nous découvrons alors une nouvelle tête. Et la nouvelle tête nous découvre. De petits yeux ronds, perchés à deux mètres de hauteur. Un autre clone en tenue identique à la nôtre. Pas de masque de fer pour lui, mais une chaîne comme la mienne, à la cheville droite. Flanqué sur une corniche, que je n’avais pas vue lors de mon premier passage.