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J’ignore à quelle température s’élève l’organisme de Michel, il ne semble pas se soucier de ce thermomètre. Quant à Farid, son front est brûlant. Désormais, il ne sort plus le nez de son sac de couchage. Il va très, très mal, j’ai peur pour lui. S’il ne mange pas bientôt, il ne supportera pas le choc thermique quand la fièvre partira. Je veux le sauver.

Je plonge ma main dans ma poche, à l’intérieur de mon blouson, et récupère un petit morceau de pelure d’orange que je coupe en deux. Je la mâche longuement. Ça fait tellement de bien, cette sensation d’un goût dans la bouche.

Dans mes phases de sommeil, je rêve, toujours plus. Mais uniquement d’images sinistres qui n’ont rien à voir avec des périodes de ma vie. Des ombres difformes, des figures géométriques mêlées, rien de cohérent. Plus de couleurs, de soleil, de lumière. Dans chaque période de réveil, je songe avec obsession aux plats pour nourrissons, aux bâtons de viande séchée, au pemmican, au lyophilisé, que nous avalions à contrecœur, tout là-haut. Aujourd’hui, j’en bave d’envie. J’en mangerais des caisses. Ma langue me fait horriblement mal. Elle se gerce du manque. Autre curiosité : tout à l’heure, le revolver noir est devenu gris, et la bouteille bleue de gaz a pris la couleur verte. Je veux dire, je sais qu’elle est bleue, mais mes yeux l’aperçoivent verte, en permanence à présent. Michel m’a dit que ça faisait longtemps déjà qu’il la voyait verte. Ce vert est agressif, je le hais. Rouge, vert, noir sont les seules couleurs que je continue à distinguer. Mes sens se détériorent. Mes oreilles bourdonnent continuellement et, entre deux chutes de pierres et de glace, je pense réussir à entendre le souffle lent de la mort.

J’ai tenté de calculer douze fois douze. Je me suis trompé trois fois, pour finir par compter sur mes doigts où crèvent de profondes fêlures rosâtres. Sans gants ni chaussettes, je ne tiendrai plus longtemps.

Douze fois douze. Cent quarante-quatre. Cent quarante-quatre. Cent quarante-quatre.

Et, tandis que je répète ces mots, Michel, à quatre pattes, le nez au sol comme un chien, se rue vers le fond de la tente et avale le cadavre de Bienvenue, jusqu’à la dernière patte.

25

« Ce que j’ai fait, nulle bête au monde ne l’aurait fait. »

Phrase célèbre prononcée par Guillaumet, perdu dans le froid de la cordillère des Andes après un atterrissage forcé. Jonathan Touvier connaît son histoire par cœur

Une vibration, dans un instant perdu. Un feulement, le long de la toile. Michel et moi, nous nous figeons, cessons de respirer. Depuis une éternité, Farid dort et transpire, alternant des phases de délire et de lucidité. Mon regard croise celui de Michel et nous nous entendons : ce-qu’est-devenu-Pok rôde là, autour. Je rampe aussi silencieusement que possible jusqu’au bord de la tente, la gorge nouée. La surface de l’eau reste figée et rien n’indique la présence de la bête. Mais je sais qu’il nous observe. Que ses sens surpassent largement les nôtres. Je sais aussi qu’il se méfie.

Nos deux têtes se tournent en même temps, nos gorges déglutissent. Là, à l’arrière de la tente… Puis sur la gauche, la droite. Il tourne autour de nous, évitant l’ouverture. Je perçois la lourde respiration de Michel. J’imagine, de l’autre côté de la toile, cette gueule de crocs en attente. Ces babines retroussées, et la puissance des muscles prêts à arracher la chair. Il n’est pas dupe. Il a dû flairer le traquenard à des kilomètres.

Un grésillement. La sensation d’un courant le long du bord droit. Michel et moi, on se retourne. D’un coup, l’ombre monstrueuse revient. Elle escalade la toile, ses pattes se détendent et semblent encercler notre logis. Elles passent là, au-dessus de nos têtes. Des grognements s’ajoutent au tableau. Mes doigts se rétractent sur la chaîne, je m’apprête à surgir. Dès que l’ombre se dirigera vers l’avant de la tente…

Mais l’ombre de Pok ne s’oriente pas vers l’avant, elle reste penchée au-dessus de Farid, immobile, avant de soudain rétrécir et disparaître brusquement.

— C’est pas vrai, chuchote Michel. Je crois qu’il est reparti.

Nous attendons encore cinq minutes, la langue sur les lèvres, pour nous convaincre que ce-qu’est-devenu-Pok n’est plus là et que le piège a définitivement raté. Un vent de défaite nous ébranle et je me rends compte que, tiraillé par la faim, je suis devenu comme eux : un prédateur prêt à tout. J’ai senti l’instinct de la chasse sur le bord de mes lèvres.

Je sors avec prudence, suivi de Michel. Le photophore éclaire suffisamment la paroi latérale de notre abri. Au sol se succèdent quelques gouttes de sang. Et sur la toile s’épanche une grosse tache sombre.

— Ton salopard de chien est venu pisser sur la tente. Tu te rends compte ? Il se fout de notre gueule.

Mon index plonge dans une goutte de sang. Elle est encore chaude.

— Il a senti le piège, il ne s’est même pas approché de la flaque d’eau. Tu parles de chasseurs…

Je me redresse, les mains le long des cuisses, le regard vers le noir absolu.

— Il est blessé. Je sais ce que vaut un animal blessé. Les instincts de préservation se multiplient. Il est dix fois plus futé que nous. On ne l’aura jamais comme ça.

Michel serre les poings. Sa cicatrice s’étire un peu, éprouve les points de suture. Il doit grimacer.

— On fait comment alors ?

Résigné, je retourne dans notre abri et m’assieds, les poings sous le menton. Je regarde Farid, ses joues sont rouges et enflées. Il va mourir si on n’agit pas. Il gémit, m’agrippe mollement par la manche. Il semble à bout de souffle.

— Désolé, mec… Désolé pour tout… ce que je t’ai fait… C’était pas… ma faute…

— Qu’est-ce que tu m’as fait, Farid ? Dis-moi ce que tu m’as fait. La lettre, c’était toi ?

Il tremblote et sombre. J’essaie de le réveiller, sans succès. Je me relève subitement, ramasse la pierre tranchante et le tapis de sol. La rage me gagne davantage. Je remplis d’eau mon gobelet et m’arrête juste devant Michel.

— Tu t’occupes du gosse, d’accord ? Éponge-lui régulièrement le front avec une serviette, donne-lui à boire et empêche-le de quitter son duvet, sauf s’il doit aller pisser. Il faut surtout qu’il reste bien couvert. Ne laisse pas ce fichu gouffre l’emporter. Il doit vivre.

— Et toi ?

— Moi, je grimpe sur la corniche où il s’est réveillé. C’est par-dessus que je veux surprendre mon chien.

— T’es bien certain ?

— On n’a plus le choix. Hormis la flaque, on n’a presque plus d’eau. Et la bouteille de gaz est vide.

26

« Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa foetida. »

Gustave Flaubert, Salammbô (1862)

Jour cinq. Je ne sais plus vraiment, tout s’embrouille. Je me rappelle être redescendu chercher deux fois de l’eau dans la flaque, avoir compté les bâtons sur le tapis de mousse, et ils étaient cinq. IIII.

L’interminable attente… Les phases d’endormissement et de réveil successives. Allongé sur la corniche, je considère avec effroi la paume de ma main : une entaille superficielle la traverse de la base de l’auriculaire à celle du pouce. La pierre, à mes côtés, présente un filet rouge de sang sur sa tranche, mon sang. Mes vêtements sont tachés de gouttes éparses. Je ne me souviens de rien. Qu’est-ce que cela signifie ? Je prends la pierre, la serre, l’approche de ma paume. Je n’ai aucun souvenir de ce geste. Ai-je essayé de me trancher les veines ? Je ne sais plus. Plus… Plus…