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Je roule sur le côté, traversé de douleurs. Je regrette de m’être endormi, peut-être Pok est-il déjà venu. Là-bas, comme perdue au milieu d’une plaine maléfique, notre tente se dresse dans l’ombre. Seules percent, dans ces hurlements prégnants du vent, les longues quintes de toux de Farid et les grognements incohérents de Michel. Très brièvement, je pense « ils vivent encore », et ça me rassure. Je n’ose pas m’imaginer seul ici, sans gaz, sans lumière, à attendre patiemment ma mort. Si cela devait arriver, je trouverais un moyen. Un moyen d’abréger… Avec cette pierre tranchante, ou grâce au puits, par exemple. Me laisser tomber dans sa grande bouche lugubre.

Cinq jours… Je crois, non, je suis sûr qu’après-demain, on greffe Françoise dans une unité de haute technologie à Grenoble. Les meilleurs spécialistes se tiendront à ses côtés. Avec la chimiothérapie et la radiothérapie, on lui a détruit toute sa moelle osseuse, on l’a rendue vulnérable, sans défense. À l’heure qu’il est, son donneur, son sauveur, doit se trouver à l’hôpital, lui aussi, pour le don de moelle. Si tout se passe bien, trois ou quatre semaines après la greffe, Françoise pourra vivre, courir et manger de nouveau de la glace à la pistache. Je lui offrirai toute la Häagen-Dazs du monde. Un Everest de Häagen-Dazs. Et nous irons loin, loin d’ici, tous les trois, avec Claire. Parce que Claire va bien, je le sais.

La pierre tranchante serrée à la manière d’un couteau, je reprends lentement ma position couchée et essaie, cette fois, de rester éveillé. C’est si difficile. Ma vue se brouille, sans cesse, mes pupilles n’accommodent plus, les reliefs dansent autour de moi. Je récite, tout bas, ma liste des plus hauts sommets par continent :

— Afrique : Kilimandjaro, mont Kenya, Ruwenzori. Asie : Everest, K2, Kangchen… Kangchenjunga. Antarctique : mont Vinson, mont Erebus…

Et je recommence.

Bien plus tard, un signal se réveille au fond de ma tête.

Un cliquetis d’ongles, en bas, le long de la paroi.

La bête sauvage a soif.

27

« … Les choses ont mal tourné et par conséquent nous ne pouvons pas nous plaindre. Nous nous inclinons devant la providence, en restant toutefois déterminés à faire de notre mieux jusqu’au dernier… Si nous avions survécu, j’aurais pu parler de la hardiesse, de l’endurance et du courage de mes compagnons. […] Ces simples notes et nos cadavres en feront le récit. »

Robert Falcon Scott dans son Message au public écrit juste avant sa mort dans l’Antarctique, le 29 février 1912

Mon nez coule, je l’essuie en silence avec la manche sale de ma veste-duvet. En quasi-apnée, abattu comme jamais, je rampe vers la lèvre de la corniche. Là-bas, l’aura projetée par le réflecteur s’écrase en un gros aplat jaune qui s’assombrit en ses extrémités.

Ce-qu’est-devenu-Pok a chevauché cette frontière lumineuse et se trouve complètement immobile, le ventre au ras du sol. Je distingue un cercle sombre et humide sur sa patte arrière gauche. Sans aucun doute sa blessure, qu’il a dû lécher jusqu’à s’en arracher les poils. Sa queue gonfle, droite et hérissée. De là-haut, avec son crâne en losange, la puissance suggérée de sa musculature, il ressemble à une machine de guerre perfectionnée.

Les dents serrées, je me redresse, accroupi, décollant avec précaution les maillons du sol et les empêchant de cliqueter. Un souffle d’acier échappe pourtant à ma vigilance. Pok bascule brusquement sa gueule vers la paroi, sous mes pieds. Je me fige et bloque l’air dans mes poumons, retenant mes dernières larmes. Je distingue ses babines plissées, toutes rouges, puis, dessous, ses crocs ensanglantés.

L’instant s’étire, paraît interminable. C’est un combat d’immobilité que nous nous livrons. Finalement, la bête abdique et avance en direction de la flaque. Le mouvement de pattes est ralenti, chargé de méfiance. Je prie pour que Michel ne tente rien, que Farid n’éternue pas, que mon estomac se taise et mes sanglots se tassent. C’est notre ultime tentative. Sans gaz pour chauffer notre eau, avec l’assommoir de cette défaite et nos forces consumées, nous mourrions avant cet animal rassasié.

Les unes derrière les autres, des vaguelettes se propagent sur l’onde et viennent s’éteindre sur le bord opposé. Ce-qu’est-devenu-Pok lape, la gueule inclinée vers l’entrée de la tente. Il est malin. Je sais que ses yeux roulent à droite, à gauche, je vois son train arrière se cambrer, sa colonne se creuser à la manière de ces vieux loups expérimentés. Le moindre souffle, et il détale. Moi, je me penche encore, les genoux au menton, prêt à me laisser choir comme un plongeur dans une piscine. Je vais me faire mal, me blesser probablement. Mais je n’ai pas le choix.

La bête a terminé sa besogne, elle se met à reculer, méfiante, trapue sur ses appuis. Puis, dans ce même crissement d’ongles, ce-qu’est-devenu-Pok retourne vers sa galerie. Vers son repaire de sang.

Notre destin se résume désormais à une question de synchronisation, de rencontre entre deux points en mouvement. J’inspire une dernière fois. C’est maintenant ou jamais. Lorsqu’il arrive à mon niveau, je me laisse basculer vers l’avant.

La chute dure une fraction de seconde. Je m’écrase sur lui, fort de ma vitesse. Mes deux bras en arc de cercle s’enroulent autour de sa gorge. Pok pousse un cri aigu de douleur lorsque nos corps culbutent sur le côté. J’ai entendu plusieurs os craquer. Je le ceinture par-derrière, mes jambes se sont repliées autour de son arrière-train, l’immobilisant au mieux. J’ai pourtant la sensation d’étreindre une anguille. L’animal se débat avec une hargne de taureau sauvage. Je hurle à ses oreilles, je le supplie d’arrêter le combat, de se laisser faire. Ma chaîne vient lui écraser la trachée. Je serre les maillons comme je serrais le granit, jadis. Dans le brouillard du combat, j’aperçois deux jambes devant nos corps emmêlés. Michel se dresse, je halète pour qu’il n’agisse pas mais je devine le coffre brandi au-dessus de sa tête, prêt à s’abattre. Nos carcasses fument dans l’effort, Pok distribue des coups de gueule, il veut me lacérer les joues, les mains, dans des grognements toujours plus graves, difficiles. Je plonge mon nez sur ses oreilles gris et bleu. Je veux l’accompagner jusqu’au bout, tandis que, lentement, sa poitrine pulsante se pose au sol, résignée, que sa queue se replie délicatement le long de ses cuisses, comme pour se réchauffer une dernière fois. J’ai envie de lâcher cette chaîne qui l’étouffe, de croire qu’il pourra redevenir mon animal, que notre rencontre a eu un sens, à tous les deux. C’est mon chien, c’est le souvenir de dix ans de ma vie. Alors que, de plus en plus, le précieux gaz quitte sa trachée, je suis en train de me tuer moi-même. J’explose en larmes. Toutes ces années où je n’ai jamais pleuré. Toute cette souffrance retenue au fond de mes entrailles. On me détruit de l’intérieur, m’arrachant ceux que j’aime les uns derrière les autres. Jusqu’où continuer à vivre ? Et pourquoi ?

Avant le dernier battement, je me renverse de l’autre côté et le regarde, les yeux dans les yeux. Avec une froideur effroyable, une dernière image se fige sur sa pupille inerte : celle de son propre maître, qui lui arrache la vie.

Son cœur s’arrête.

Ce-qu’est-devenu-Pok redevient Pok. Mon Pok.

La viande vit sur la viande, la vie sur la vie. Mon chien s’éteint tandis que se poursuit mon existence. C’est toujours ainsi depuis mon enfance.