La coulante, c’est différent. Elle ne prévient pas.
Le festival des réjouissances a commencé avec Michel. Les trompettes ont résonné brusquement alors qu’il revenait avec une casserole de glace pilée. Je l’ai vu se figer, serrer les fesses et baisser son pantalon aussi vite que Lucky Luke tirait sur son ombre. Il n’a même pas cherché à se décaler, à s’enfouir dans l’obscurité. Non, c’était là, flagrant et démonstratif, en franche lumière et en pleine gloire. Un spectacle d’apocalypse : l’homme au masque de fer, en position assise, fesses à dix centimètres au-dessus du sol. Si j’avais eu un appareil photo…
Quelque chose d’effroyable et de douloureux est alors remonté du fin fond de mon ventre : une énorme boule de rire. Je me souviens de m’être plié en deux, incapable même de respirer tant je riais. Farid, malgré sa fièvre alarmante, s’est traîné à l’entrée pour se joindre au son et lumière. Pour la première fois depuis longtemps il s’est dressé, a imité Michel, et nos rires se sont entraînés si fort que j’ai failli mourir étouffé. Le jeune beur, lui, s’est vraiment étouffé, ça m’a fait peur.
Puis mon tour est venu. Mes yeux ont immédiatement perdu leurs larmes de bonheur. Dans la panique, j’ai piqué un sprint en direction d’un endroit où nous n’allons jamais. Ce salopard de Michel, en meilleure forme à présent, a alors orienté la lampe dans ma direction.
— Fichez-moi la paix ! C’est intime, bon sang !
— Que le spectacle commence, ils ont répondu en chœur.
J’ai tenté de me cacher au mieux, mais le faisceau me traquait. Pour finir, je me suis appuyé contre un rocher, la tête entre les épaules, le pantalon au bas des jambes, et j’ai soufflé, longtemps. Et on a ri, encore. C’est le plus grand moment de complicité qu’on ait jamais partagé.
Une bouteille de gaz s’est alors présentée dans l’alignement de mon regard, devant la tente, renversée et détachée du tuyau en vinyle. Une autre la remplaçait déjà, Michel avait dû la changer tandis que je me vidangeais.
L’avant-dernière bouteille de notre stock.
Cette sordide image m’a rappelé abruptement qu’aujourd’hui je venais sans doute de rire pour la dernière fois de ma vie.
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« Vous avez soif d’aventure ? Vous rêvez peut-être de voyager sur les sept continents pour vous offrir le sommet d’une haute montagne ? Maximum Adventures est votre solution. Nous savons comment transformer vos rêves en réalité et vous aiderons à atteindre votre but. Certes, vous devrez fournir beaucoup d’efforts personnels, mais nous nous engageons à vous donner les meilleures chances de succès et de sécurité pendant votre aventure.
Alors, pour ceux qui osent regarder leurs rêves en face ou relever des défis, nous vous invitons à escalader la montagne de votre choix avec nous. Rejoignez-nous très vite ! »
Brochure publicitaire présentant Maximum Adventures, société créée par Max Beck en 1985 et qui déposa le bilan en 1992, un an après sa mort tragique…
Avec la nourriture, les forces reviennent, et le moral aussi. Pour la première fois depuis notre présence sous terre, j’ai le sentiment d’une véritable cohésion au sein du groupe. Nous allumons le réchaud seulement dans l’absolue nécessité, et non plus pour nous éclairer ou nous laver. Nous ôtons nos chaussures en entrant dans la tente, exerçons un tas de gestes qui font désormais partie de notre quotidien et assurent notre survie. Ranger les gobelets, éviter la condensation en chauffant dehors, laver la vaisselle avec la glace pilée pour économiser le gaz, nous soulager le plus loin possible de la tente… Avec les serviettes en éponge, Michel et moi avons nettoyé notre lieu de vie de fond en comble, c’est si agréable de dormir sur un sol propre et presque sec. Puis nous avons nettoyé les serviettes elles-mêmes à l’eau froide. Le sang n’est pas parti, elles ne sécheront sans doute plus jamais mais peu importe : nous vivons désormais en quasi-harmonie avec un endroit on ne peut plus hostile. À peu de chose près, tout comme Bienvenue, nous nous adaptons.
Puisque nous disposons à présent d’une nourriture riche et grasse, j’ai réduit les quantités d’eau à un litre chacun par jour, environ, ce qui amoindrit considérablement le délai de fonte, la consommation de gaz et notre travail auprès du glacier. Je bois aussi, à chaque repas, une bonne dose de vodka. Elle aide à oublier ce que je mange. La deuxième et dernière bouteille est à moitié vide.
Eau, sommeil, nourriture. Nos organismes retrouvent leurs sensations et se remettent à fonctionner correctement. Le cerveau respire, le cœur pompe, les reins vidangent. Je ne boite plus quand je marche, et seuls quelques bleus de ma lutte avec Pok marbrent encore mon dos. Je redeviens enfin un être humain.
Si le jeune beur va un peu mieux, la fièvre est toujours là, se manifestant par pics violents. Tandis que mes pieds résistent à peu près au froid, les siens continuent à garder leur teinte pâle de craie. L’extrémité de ses orteils s’est mise à craquer. Michel lui a ramené un épais mélange à base d’eau tiède et d’huile, de couleur plutôt jaunâtre, qui devrait nourrir les tissus nécrosés. Je n’ai pas cherché à connaître le mode de fabrication d’une telle mixture.
Farid n’a plus reparlé de cette histoire d’homosexualité. Tous les deux, on reste en permanence devant la tente, à tourner les molettes du cadenas et observer l’ombre lointaine de Michel dans la galerie. Volontairement, l’homme au masque a placé le réflecteur juste au bord de la caverne pour que, nous aussi, nous disposions de quelques grains de lumière. J’ai le sentiment qu’il évolue dans le bon sens et que, progressivement, il s’érige en véritable chef. Tandis qu’il passe son temps à fabriquer des « vêtements » à partir de la fourrure de Pok, Farid me pose un tas de questions sur mon ancien métier. Il est abasourdi quand je lui explique avoir vaincu l’Everest, en 1986. Je lui signale clairement qu’il n’y a là aucune gloire. L’organisme de prise en charge était « Maximum Adventures », celui créé par Max Beck, et nous n’étions que les occupants d’une pouponnière qui garantissait une ascension à succès.
— Toi, t’es quelqu’un de grand et droit, il rajoute. Un mec bien.
— Effectivement, j’ai grimpé l’Everest, mais qui le sait, et qui s’en soucie ? Aujourd’hui, n’importe qui peut prétendre attaquer le toit du monde, à trois conditions. Avoir de l’argent, être assez bien entraîné et quitter les siens pendant deux mois. Quand tu vois comment l’Everest s’est prostitué, tes rêves de gosse se brisent.
— N’empêche, faut quand même le faire. J’aime bien les mecs modestes qui se la pètent pas. L’abbé Pierre et compagnie, tu vois ? Les seuls trucs que j’ai grimpés, moi, c’est des terrils. Et c’est déjà bien assez.
Je contemple la bouteille d’alcool et décide de la reposer devant l’entrée. Assez picolé pour l’instant.
— Tu sais, en 86, je n’étais qu’un suiveur. Comme les autres, j’avais acheté un ticket pour le sommet ou plutôt, c’est Extérieur qui l’a fait à ma place, moi je n’avais pas un rond. Bref, rien de glorieux. Mais cette ascension, elle m’a permis de… de faire le point sur… sur ma sexualité, comme tu as compris.