Выбрать главу

Il se tait, se contentant de me regarder.

— Quand j’ai eu une érection, dans ton dos… ce n’est pas parce que j’avais envie de toi. Je suis clairement hétéro, aujourd’hui, mais… je ne sais pas, ça venait du fin fond de mon ventre.

— Les instincts primaires, comme on dit. Laisse tomber.

— L’Himalaya, c’est là aussi que j’ai rencontré ce fameux Max Beck dont je parle tant dans mes rêves. Il était notre guide. C’est lui qui m’a véritablement formé à la montagne. C’est lui qui, pour la première fois de ma vie, m’a fait comprendre qu’atteindre le sommet d’une montagne est bien moins important que la façon d’y parvenir.

Farid sort les deux dernières cigarettes de son paquet qu’il jette par terre. Le Fumer tue, inscrit en gros sur la face avant, me donnerait presque envie de rire.

— Vous sembliez vraiment potes. Comment il en est venu à te planter avec un piolet, ce Max Beck ?

Je ramasse le paquet vide, le chiffonne, et le fourre dans ma poche.

— J’étais en train de tomber amoureux de sa femme. Et il l’a découvert.

Farid lâche un petit sifflement en allumant l’une des deux clopes.

— Eh bé, t’as pas perdu de temps, pour un ex-homo.

— Ex-bi… Je ressentais de l’attirance pour les hommes et les femmes…

— Ouais, eh bien, la femme d’un autre, c’est chasse gardée. Et ça s’est fini comment ? T’as continué à la voir, cette femme ?

— Je me suis marié avec elle deux ans plus tard.

— Attends, tu es en train de me dire que ta femme d’aujourd’hui…

— Françoise, elle s’appelle Françoise.

— … Que Françoise, c’était la meuf de ce Max, ton meilleur pote ?

— Oui.

— Oh ça, mec, c’est pas cool de ta part. Se marier avec la meuf d’un mort… ça fait de toi un beau voleur, ça, non ?

Je regrette immédiatement mes paroles. Qu’est-ce qui m’a pris de parler autant ? La tête en vrac, titubant un peu, je rentre à l’intérieur de la tente et m’assieds, le front dans les deux mains. Je ferme les yeux. Max… La haute montagne… Les coups de piolet… Les images affluent. Je me revois jeune, en route vers le passé…

31

« L’Everest incarnait les forces physiques du monde. C’est contre cela que s’élevait l’esprit de l’homme. S’il réussissait, il pourrait voir la joie illuminer le visage de ses camarades. Il imaginait le plaisir que sa réussite donnerait à tous les alpinistes. »

Sir Francis Younghusband, L’Épopée de l’Everest (1926)

Je me revois encore, ce jour-là… Je tiens entre mes mains du pain et quelques légumes crus, je croque une carotte. Je suis dans la tente de mess d’un campement américain, avec sa table en pierre, son éclairage à énergie solaire, sa minichaîne hi-fi. Oui, je me souviens, nous avions même écouté du Elvis Presley ! Au-dessus de l’appareil, cousu sur la toile intérieure, le drapeau des États-Unis d’Amérique.

Un homme jeune, grand, aux iris d’un noir puissant et à la musculature fine, vient de me poser entre les mains une flasque en peau de bison. Je la porte à mon nez. Whisky. J’ai horreur de ça et Max, qui vient de me tendre la flasque, le sait parfaitement. L’alcool ne m’a jamais vraiment réussi, et encore moins en altitude. Avec son bandana bariolé serré autour de sa longue chevelure blonde, son teint hâlé et ses lèvres tartinées de beurre de cacao, Max éclate de rire et me tape dans le dos, avant de se lover torse nu dans les bras d’Ann Riggs, une alpiniste de l’Utah qu’il a connue trois jours plus tôt.

Je grogne un coup, en jetant la flasque sur le côté :

— Va te faire foutre, Max.

Ils rigolent, tous les deux, et s’embrassent comme des adolescents. Riggs n’est pas vraiment belle, mais pas moche non plus. Elle me fait penser au mont Ventoux, il est là mais on pourrait s’en passer. Cette Ann Riggs, c’est juste une statuette de plus à rajouter à sa longue collection de conquêtes. Il a escaladé bien plus de femmes que de sommets, et Dieu seul sait s’il s’en est offert, des montagnes, à même pas trente ans.

Max et moi avons appris à nous connaître depuis cinq ans, et nous ne nous lâchons plus d’une semelle. Chaque été, nous menons ensemble quelques belles courses, pas loin de chez nous. La Meije, les Grandes Jorasses, Bionassay. Cet énergumène à la chevelure platine et aux sourcils blonds, c’est ma drogue, mon héroïno-dépendance, mon shoot de vertiges et d’adrénaline. Celui qui m’arrache de mon lit à minuit pour aller se baigner dans le lac à poil ou descendre dans les bars d’Embrun. Il boit gratis, baise gratis, connaît tout le monde. Tu parles, Max Beck, c’est l’enfant du pays, le feu à l’assaut de la glace. Grâce à lui, sa fougue, ses sponsors, toutes les portes se sont ouvertes pour moi chez Extérieur. Les plus beaux voyages, les plus prestigieuses ascensions où j’accompagne et interviewe les as de l’escalade. Tanzanie, Suisse, Bolivie, Népal. Évidemment, je ne grimpe pas toujours, il faut être patient dans ce métier, savoir regarder la montagne d’en bas. Dans le sillage de Max, je m’améliore en alpinisme, apprends, écoute. Ma carrière de reporter s’envole, j’ai tout juste vingt-huit ans et de la neige dorée plein les chaussures. Dans ce métier pourtant, il n’est pas question de fric. Juste de sensations et de liberté.

Toujours dans la tente du mess, je me lève. Le campement américain est installé sur une prairie, près du lit d’un torrent. Je chausse mes lunettes de soleil, sourire aux lèvres. Me voici en tee-shirt, à presque trois mille mètres d’altitude, en route pour le camp de base du Cho Oyu, le sixième 8 000 au monde. Le spectacle d’une beauté inégalée est à l’image de son pays : une Chine puissante, dominatrice et conquérante. Aux alentours, un fourmillement de vie, de couleurs, de bruissements s’épanouit. Installation des affaires personnelles dans les tentes montées en cercle, baignades dans le cours d’eau limpide, douches à ciel ouvert, plaisanteries en toutes langues. Les yaks paissent paisiblement et les sherpas font brûler des bâtonnets d’encens devant un autel où claquent des drapeaux de prières multicolores. J’aime ces instants hors du temps, entre ciel et terre, qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Dans deux jours, Max, notre sherpa et moi-même les quitterons tous, pour partir vers les camps supérieurs avant d’attaquer le sommet.

Je détourne la tête et observe avec envie la tente de communication, à l’écart, qui contient un téléphone satellite et un télécopieur. Un moyen simple d’atteindre la France et de discuter avec Françoise, la fiancée de Max.

Françoise… Son prénom ne cesse de résonner sous mon crâne depuis mon départ d’Orly. Je me souviens de notre embrassade fugitive dans le parking de l’aéroport. Notre tout premier baiser, à peine osé. Je lis sa crainte lorsque nos regards se croisent ensuite, aux frontières de la salle d’embarquement. Je me rappelle avoir vu Max l’embrasser ardemment avant de lui murmurer quelque chose à l’oreille. Quand j’ai quitté Françoise, elle ne souriait plus et avait retrouvé un visage pâle, inquiet. Je n’ai pas compris et, depuis ce temps, je me morfonds. Est-il possible que Max soupçonne notre relation naissante ?

Alors que mes yeux caressent le sommet dangereux du Cho Oyu, je crois que je suis en train de tomber amoureux d’une femme pour la première fois de ma vie. Si Extérieur me comble sur le plan professionnel, il m’interdit toute relation sérieuse. Pas le temps de rencontrer, développer, faire durer, il faut toujours partir quelque part. Mais avec Françoise, c’est différent. Elle m’accompagne partout. Dans mes pensées.

Seulement, y a-t-il de l’espoir avec elle ? Amoureux de la femme d’un autre… D’une femme qui n’abandonnera jamais son fiancé, elle me l’a dit elle-même. Pourquoi s’est-elle laissé embrasser alors ? Pourquoi ne repousse-t-elle pas mes avances ? J’ai peur d’aller trop loin. De souffrir et de la faire souffrir.