Je sursaute. Derrière moi, Max et cette Ann Riggs sortent du mess et disparaissent en titubant dans la tente bleue de l’Américaine. C’est de la pure inconscience de boire à une telle altitude mais, en dehors du roc, Max est inconscient et fou. Un casseur, un voyou, un fêtard. On ne compte plus ses interpellations et ses mauvais délires. Je me frotte les bras, mes poils se dressent. Le soleil vient de disparaître derrière la chaîne himalayenne et instantanément, la température chute. Je file dans le mess récupérer mon pull, mon blouson et, avec discrétion, longe la tente de Riggs. Rires… Froissements de duvets… C’est avec de telles réactions que Max me dégoûte le plus, et que j’ai envie de rentrer chez moi. Mais l’appel de la roche est toujours plus fort. Suspendu aux parois, j’aime Max comme un frère.
Couché dans ma tente, emmitouflé dans mon duvet, je regarde l’heure. 4 heures du matin. Il doit être environ 23 heures en France. Dehors, le vent rugit, des flocons de neige s’abattent avec rage sur mon abri. L’été n’a aucune prise à de telles altitudes. Max est rentré tard, la gueule enfarinée. Il ronfle. Moi, je ressasse et ne parviens pas à trouver le sommeil. J’ai mal à la tête. À 3 000 mètres, le raisonnement commence à perdre sa logique et les questions accrochées à notre conscience sont obsessionnelles. Françoise est devenue plus importante que notre ascension préparée de longue date. C’est la première fois de ma vie d’adulte que je chasse la montagne en arrière-plan. La preuve irréfutable que mon cœur chavire.
Je veux estimer mes chances avec Françoise. Maintenant.
Alors, sans bruit, je décroche les gants et ma lampe torche de l’armature transversale qui soutient la toile, enfile mes chaussures, mon blouson et tire la fermeture en serrant les dents. Max s’est retourné, mais il ne s’est pas réveillé. Il me semble que même une avalanche ne le sortirait pas de son sommeil.
Des bourrasques de vent et de glace me pétrifient. Une main rabattue devant mon col, je cours, baissé, dans le noir. Ma lampe est illusoire, elle n’éclaire que de gros flocons qui me giflent les joues. On n’y voit pas à trois mètres, les bulletins météo avaient prévu une nuit agitée. Mes pas crissent, je suis entièrement gelé quand, enfin, je déniche la tente de communication. Le soulagement est énorme lorsque je rabats les pans de toile derrière moi. J’ôte mes moufles et souffle au creux de mes mains. Je donnerais cher pour boire un thé sherpa brûlant.
Le téléphone satellite avec lequel les Américains transmettent leur journal de bord repose derrière moi, sur une chaise pliante. Le type qui dort à ses côtés ouvre les yeux, je pose mon doigt sur mes lèvres et lui indique, chuchotant en anglais, que je dois appeler en France pour prendre des nouvelles d’une personne hospitalisée. Écrasé de sommeil, il n’a même pas le temps d’entendre la fin de ma phrase.
La gorge serrée, je compose le numéro de Françoise. Mon cœur bat fort lorsque j’entends la voix légèrement somnolente.
— Françoise ?
Un souffle dans l’appareil.
— Max ? C’est toi, Max ?
Il faut attendre entre chaque phrase, à cause de l’émission satellite. Des secondes s’égrènent entre nos questions-réponses.
— C’est Jonathan…
Un mouvement de panique.
— Quoi, Jo ! Quoi ! Ne me dis pas que…
— … Non, non ! Tout va bien, rassure-toi. Je me sens stupide, j’avais juste envie de t’appeler.
— … M’appeler ? Mais… Mais pourquoi ?
— … Je voulais être sûr que ce baiser… Que ce baiser à l’aéroport, ce n’était pas une erreur.
— … Le… Le baiser ? Oh Jo, tu es fou. Tu es fou de m’appeler. Tu te rends compte ?
Je sens de la peur dans sa voix. Elle tremble.
— Dis-moi au moins que Max n’est pas au courant de cet appel, je t’en prie.
— … Pourquoi, Françoise ? Il te fait peur à ce point ? Que se passe-t-il avec lui ? Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit ?
— … Jo, s’il te plaît.
— … Max dort. Tu n’as pas répondu. Ce baiser…
— … Que veux-tu que je te dise ?
Ma poitrine se serre. La toile de la tente vibre sous les hurlements du vent.
— Juste quelques mots. Les mots que je veux entendre, et je raccroche.
Une hésitation. Un instant qui s’étire dans l’éternité. J’ai la frousse. Le monde peut s’effondrer, là, maintenant.
— Jo… Tu vis dans un monde imaginaire, un univers d’enfants où tu crois encore que tout est rose. À l’aéroport, ce sont tes lèvres qui se sont approchées des miennes, et non l’inverse. Je ne suis la femme que d’un seul homme.
Elle me déchire le ventre. Je n’arrive pas à me retenir, la méchanceté m’étouffe :
— Tu veux savoir ce qu’il est en train de faire, ton « homme », pendant que tu es seule à l’attendre ?
— … Non, je ne veux pas savoir. Mais ce que je sais, c’est qu’en dépit de ce qu’il montre à l’extérieur, Max m’aime.
— … Mais il va voir ailleurs ! Tout le temps ! Écoute, Françoise. Ce qui m’arrive, c’est bien pire que le mal d’altitude. Je suis en train de tomber amoureux…
Il y a quelque chose de résigné, de mort dans son soupir.
— Avec Max, on essaie d’avoir un bébé, Jo. Un enfant, qui nous rapprochera.
Je me mords le poing, mes yeux s’embuent, spontanément. J’ai envie de chialer, mais rien ne sort, bien sûr. Rien n’est jamais sorti.
— Je suis désolée si tu as interprété notre baiser autrement que comme le signe de mon affection pour toi. Ne m’appelle plus, Jo… Ne m’en veux pas. Un seul homme…
Et elle raccroche. Le téléphone me reste entre les doigts, tout s’effondre autour de moi. Je me relève, vidé de mes forces, et sors de la tente. Au moment où je rabaisse la fermeture jusqu’en bas, mon pouls s’accélère soudain. Là, à mes pieds. Des traces fraîches de pas. Des piétinements.
Incapable de trouver mon air, je me retourne. Une ombre se tient derrière moi. Avec les bourrasques de neige, la nuit, je n’y vois rien. Je ne la reconnais pas.
L’éclair du métal dans l’obscurité.
Une fois, deux fois.
Le tourbillon, puis la chute.
Je me réveille bien au chaud dans le mess, enroulé de couvertures jusqu’à la taille. Il fait jour. Des visages bronzés et inquiets m’entourent. Une dizaine d’Américains, des Thaïs et des Français d’expéditions voisines. Max est accroupi au bord de mon tapis, il me caresse affectueusement le front.
— Je crois que pour le sommet, c’est mort, il me dit en souriant.
Je redresse ma nuque. Odeurs d’antiseptiques. De larges compresses me couvrent le pectoral droit.
— Qu’est-ce… Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Un membre de l’expédition des Ricains t’a trouvé étendu dans la neige en allant pisser, au petit matin. T’as eu du bol. Une heure de plus, et t’aurais complètement gelé. À vue de nez, t’as été agressé au piolet mais, deuxième coup de bol, rien de vital n’a été touché.
Mes doigts appuient sur mes pansements et m’arrachent une grimace de douleur.
— Les traces de pas dans la neige… je murmure.
— La tempête a tout recouvert. T’as pas la moindre idée de ce qui a pu se passer ?
Bien sûr, que j’ai ma petite idée. Je le regarde avec insistance. Je connais par cœur ce visage, l’infime déformation de ses traits dans lesquels se sont gravées nos dernières années communes. J’y cherche le mensonge et je n’arrive pas à le dénicher. Pourtant, je sais qu’il ment. Je sais que l’homme au piolet, c’était lui. Qui d’autre pouvait rôder autour de la tente à cette heure ? Qui d’autre avait des raisons de m’en vouloir au point de chercher à me tuer ? Je me rappelle le visage de Françoise, à l’aéroport. Et si Max se doutait de nos rencontres ? Et si Max l’intuitif avait senti ce baiser et mon attirance pour sa femme ? Il est violent, possessif. Tout doit lui appartenir, même les montagnes. Je passe mes doigts sur mes lèvres gercées.