— Moi aussi, j’étais sorti pisser. Avec la tempête, je n’arrivais pas à m’orienter, je me suis retrouvé devant la tente de transmission. C’est là qu’on m’a frappé… Notre tente n’était pas loin. Tu n’as rien entendu ?
Je continue à plonger dans ses yeux, ils s’enfoncent dans les miens avec la même intensité. Nous nous cherchons comme deux loups qui se tournent autour, prêts au combat.
— Rien du tout. Je n’aurais pas dû picoler à 3 000. Ça ne se fait pas. Il a fallu me réveiller avec des claques. Je ne me serais jamais pardonné s’il t’était arrivé quelque chose.
Il regroupe mes deux mains dans les siennes.
— Sans toi, Jo, je ne suis plus que la moitié de moi-même. Je t’aime trop, mon gars.
Il se tourne vers les autres, les bras en l’air.
— I love him !
Une rumeur joyeuse s’élève de l’assemblée. On m’apporte un thé sherpa. Je me relève un peu, les dents serrées.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ? je soupire. On en reste là ?
— M’étonnerait fort que la police monte jusqu’ici ou que le coupable se livre de lui-même. Alors oui, on en reste là, si ça te va.
Il me tend sa main en souriant. J’hésite et lui tends la mienne. Nous scellons ainsi le pacte du silence. Au fond de moi-même, j’ai envie de le tuer.
— Et alors, comme ça, t’as jamais su, en fait ?
Une voix claque à mes oreilles. Je sursaute.
— Quoi ?
Je roule les yeux. La tente rouge, le revolver sur le côté, Farid… Et la foudroyante pénombre d’un monde sans espoir.
— Ben ouais. Pour ces coups de piolet, t’as jamais su ?
Je mets un certain temps à réaliser où je me trouve. Le gouffre… Vérité…
— J’ai… J’ai vraiment parlé ? Je t’ai raconté ?
Farid agite la main devant lui.
— T’en tiens une belle, toi. L’alcool, ça te réussit pas.
Dans l’ombre, je devine la bouteille de vodka entre mes jambes, hagard. Le niveau d’alcool a encore diminué. Je la repousse sur le côté. Mes lèvres bougent toutes seules :
— Non, je n’ai jamais eu la preuve formelle… Mais je sais que c’était lui, comme il savait ce que j’avais confié à sa femme, cette nuit-là. Cependant, nous avons fait comme si de rien n’était. Nous n’avons plus jamais reparlé de cette histoire. C’était devenu tabou entre nous.
— Ça t’arrangeait bien, ce silence. L’accuser lui, c’était ne plus jamais la revoir, elle.
Farid hausse les épaules.
— Il y a un truc de récurrent chez toi. Un truc que je trouve pas cool du tout. C’est ta capacité à fuir les problèmes et faire comme s’ils n’existaient pas. Ignorer plutôt que d’affronter, c’est ta philosophie ? Ton chien, que tu laisses se faire massacrer pendant le cambriolage. Avec ce Max, tu préfères le silence aux explications franches. Et puis, piquer la femme de ton meilleur pote… C’est bel et bien du vol. Tout ça, ça me laisse penser qu’ici aussi t’es tout à fait capable de tromper ton monde. De faire croire que t’es un autre et de cacher tes mauvais coups. Peut-être qu’au final, c’est toi aussi le menteur, non ?
Il sort son briquet, sa toute dernière clope molle et l’allume avec difficulté.
— Qu’est-ce que t’as à répondre à ça ?
— Que maintenant que t’as l’air moins malade, tu ferais mieux d’aller fumer dehors si tu ne veux pas que je te torde les couilles.
32
« Nous avons oublié que c’est la montagne qui détient la carte maîtresse, qu’elle n’accorde le succès qu’au moment choisi par elle. Sinon, pourquoi l’alpinisme engendrerait-il une telle fascination ? »
Eric Shipton, Sur cette montagne (1943)
De son interminable labeur dans la caverne, Michel nous ramène trois paires de moufles triviales mais efficaces. Tous nos doigts, y compris le pouce, sont regroupés dans la même poche cousue et hermétique. Les mouvements s’en trouvent très limités et les manipulations approximatives, mais ces gants tiennent incroyablement chaud. En fait, ce sont les meilleurs gants que j’aie jamais enfilés. Cependant, à chaque fois que je regarde ces belles couleurs grises et cannelle qui réchauffent mes mains, je vois Pok, et je l’entends hurler à la mort, la gueule dans l’alignement de son poitrail, sous les stalactites.
Notre dépeceur-cuisinier-ouvrier a aussi fourré mes chaussures. Mes pieds sont désormais bien au chaud, eux aussi. Farid m’interpelle, alors que je termine ma soupe où a trempé de la moelle :
— Tu fais vraiment peur avec ces trucs en peau à tes mains. Tu as l’air d’un barge échappé d’un asile.
— Ça doit être là-bas que je t’ai rencontré, alors.
Il masse ses pieds avec le mélange d’huile et d’eau. A priori, l’invasion du froid a cessé, sa peau redevient souple.
— Et puis, tu verrais ta tronche. Ton visage a doublé de volume. Tes joues me rappellent celles d’un hamster, ton front a enflé et tes yeux sont rentrés dans leurs orbites. Si je t’avais vu comme ça le premier jour, je me serais évanoui.
Il s’est décidé à me provoquer, mais la soupe est sacrément bonne, bon Dieu !
— Tu n’es pas beaucoup mieux que moi. L’humidité a créé un phénomène de surhydratation. On est gorgés d’œdèmes, l’eau s’est accumulée sous notre peau. Mais rien de bien méchant, je crois.
Je cherche le thermomètre que je pose d’ordinaire le long de mon tapis. Introuvable. Je fouille du regard autour de moi, les mains au ras du sol. Farid me regarde d’un air bizarre.
— Tu veux quelque chose ?
— Mon thermomètre. Où est-il ?
— Et pourquoi pas un aspirateur, tant que tu y es ?
Michel prend le relais :
— Les seuls objets de la grotte, c’étaient les bouteilles de gaz, le réchaud, une casserole, deux assiettes, deux fourchettes en plastique, deux gobelets et les trois fichues photos. Rien d’autre.
— Non, le thermomètre ne vient pas de la galerie, il était là à mon réveil, dans la tente. Je le laissais le long de la toile, vous l’avez nécessairement vu.
— Non, jamais.
Je fouille dans mes poches. Rien, hormis les papiers de cigarettes et quelques pelures d’orange. Je me tourne vers Michel.
— Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu mens ?
— Je ne mens pas.
Je n’en crois pas mes oreilles. Ce thermomètre, il était là, je suis sûr de ne pas me tromper. La tête dans les mains, je lève les yeux vers Michel et préfère changer de sujet :
— Tu comptes reprendre bientôt ton tunnel dans la caverne ? Tu es bien certain qu’on va pouvoir ficher le camp par là ?
Il rentre à l’intérieur et baisse la lumière à la limite de l’extinction.
— Comment je pourrais en être certain ? Je suis tout seul à déplacer ces pierres, et rien ne dit que je vais y arriver. Ça dépend de la quantité de rochers empilés, et de leur taille, surtout. Et après, qui dit qu’on pourra sortir ? Il faut nous intéresser au glacier, plutôt. On est trois pour le gratter.
Il fixe Farid.
— Je suis sûr que cette tache sombre derrière la glace représente quelque chose. Ensemble, je pense qu’en deux jours, on peut réussir à l’atteindre. Ça vaut le coup d’essayer.
— Ça sert à rien de gratter cette fichue glace, dit Farid. C’est une perte de temps et d’énergie. La grotte, c’est mieux. C’est pas parce qu’on a à manger et à boire qu’il faut traîner ici. Je suis malade et j’ai franchement envie d’un bon bain chaud.