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— On verra demain. Avant, il faut reprendre encore un peu de forces. Manger, dormir. Je suis crevé…

Je me décale et me glisse dans le duvet de Farid en bâillant. J’ai encore en tête l’épisode du thermomètre. Je ne suis pas débile. Peut-être qu’ils me mentent, tous les deux. Qu’ils veulent me rendre fou en s’associant. Je vais devoir rester vigilant, autant que possible. Michel s’empare de la petite pierre tranchante et ne bouge plus, pensif.

— Il y a quelque chose que je voudrais faire moi-même, si vous permettez… juste avant de dormir.

Sur le tapis en mousse, il trace un nouveau trait vertical. IIII II

— Bientôt sept jours. Une semaine qu’on est dans ce trou… C’est un moment très particulier pour moi.

Il semble ému. Sans en rajouter, il prend sa place sur le côté gauche, comme d’habitude. Il a aiguisé mon attention :

— Quel genre de moment particulier ?

— Désolé, mais c’est personnel.

— Fallait pas balancer la mèche, grogne Farid. Parle, maintenant que t’as commencé.

— Je ne vois pas ce qui peut être plus personnel que de se foutre à poil les uns devant les autres, je rajoute.

Un long soupir de Michel, qui regarde ses gants.

— Depuis hier en fait, je suis censé avoir accompli quelque chose pour Cédric. Quelque chose qui me tenait à cœur, depuis des mois. Il est décédé alors que je lui caressais le visage, dans une chambre d’hôpital. Et on n’a rien pu faire pour lui à l’époque. Il avait huit ans.

Il me regarde.

— Le syndrome du survivant, ça n’arrive pas qu’en montagne, crois-moi… Toi, tu as vu ton ami partir sous tes yeux mais moi, c’était mon fils. C’est un drame dont on ne se remet jamais. Quel est le pire, tu crois ? L’ami de toujours, ou le fils ?

Je m’écarte de Farid et pose mes mains derrière ma tête, les yeux vers nulle part. Michel vient d’éteindre, nous sommes dans le noir complet.

— Le pire, c’est l’impuissance, je lui réponds.

— Toi, tu aurais pu éviter le drame. Je ne sais pas, si vous vous étiez encordés par exemple. Mais moi, c’était la maladie. Et on ne pouvait rien contre cette horrible maladie.

Mon corps se met à grelotter.

— Avec Max, ça s’est passé comme ça s’est passé. On n’était pas encordés, et il est tombé. C’est la loi de la montagne.

— La loi de la montagne… La loi de la maladie…

Je soupire.

— Moi, en ce moment même, je devrais me tenir aux côtés de ma Françoise, dans un hôpital. Elle m’attend pour quelque chose d’important. Dis, Michel, tu crois en la chance ?

— J’ai vraiment besoin de te répondre ?

J’inspire profondément. Depuis que j’ai tué Pok, je n’arrête pas d’avoir envie de pleurer. C’est abominable.

— Eh bien moi, j’y crois. Plus que jamais.

Je baisse les paupières. Françoise… Mes lèvres tremblent.

— Bientôt, ma main aurait dû serrer la sienne, pour l’accompagner jusqu’au bloc opératoire. D’après les médecins, il lui restait un mois à vivre. Elle allait entrer en phase terminale si la chance n’avait pas surgi. Françoise, elle est atteinte d’une leucémie. Voilà plus de deux ans que nous cherchons un donneur de moelle osseuse, nous avions une probabilité de un sur un million, vous vous rendez compte ? J’ai parcouru la France, les organismes de greffe, j’ai écrit des centaines et des centaines de lettres, donné des milliers de coups de téléphone, sans succès. Puis… Puis voilà quelques semaines, le miracle s’est produit de lui-même, un donneur compatible est apparu dans le fichier national. Françoise doit… elle doit se faire greffer à Grenoble, c’est totalement inespéré.

Je serre les deux poings.

— Quand je sortirai d’ici, je retrouverai ma femme d’avant. Ma belle Françoise. On voyagera, on profitera. On rattrapera le temps perdu, avec notre enfant. Tout le…

Je n’ai pas le loisir de terminer ma phrase.

Quelque chose de froid me serre la gorge et me prive d’air.

Michel est penché sur moi. Et il m’étrangle avec ma propre chaîne.

33

« Dans une situation extrême, je crois que viennent dans l’ordre chronologique l’instinct, puis les sentiments, et finalement, les pensées. Voilà pourquoi les situations extrêmes sont dangereuses, car l’instinct peut nous pousser à commettre des actes qui échappent à toute rationalité. Dans ces moments-là, il est alors impossible de savoir ce qui est juste, et ce qui ne l’est pas… »

Notes personnelles de Jonathan Touvier, 1983

Je roule sur le côté en crachant. Ma vue est brouillée, tout tourne. Je m’étouffe dans mes sécrétions quand soudain une grande tempête d’air pénètre dans mes poumons. Je me redresse, étourdi, incapable de comprendre l’ordre des événements. La lumière est revenue. Michel se tient assis, les jambes écartées et la tête dans les mains. Il pleure. Farid, debout, halète en me regardant. Sa joue est en sang, sa lèvre blessée pisse. Alors que j’agonisais, je crois que, en dépit de son état fiévreux, il s’est jeté sur Michel et a tenté de me défendre au mieux.

Tout tremblant, je rampe vers la casserole et me sers un verre d’eau. En buvant, j’en renverse la moitié sur mon blouson. Je me perds dans d’interminables étranglements. Michel me pointe du doigt :

— Espèce de fumier ! J’aurais dû te tuer ! J’aurais dû aller jusqu’au bout et serrer, serrer.

Farid s’accroupit et se mouille la joue.

— Qu’est-ce qui se passe ? T’es complètement givré !

— Ce qui se passe ?

Michel abat ses deux poings sur le sol dans un sanglot.

— Il se trouve que le donneur de moelle osseuse, c’est moi.

Je relève une figure de cendres, le gobelet m’échappe et roule sur le sol. La première pensée qui me traverse l’esprit est : je veux mourir.

Je veux mourir.

Sans plus contrôler mes gestes, je me redresse et sors en hurlant. Tout s’embrouille ensuite. Je me vois courir vers l’origine de ma chaîne, et tirer sur le pieu jusqu’à ce que mes doigts saignent. Je sens la brûlure de la neige dans ma nuque, j’entends le déclic d’un barillet en rotation. Mon poing serre le revolver, le canon est braqué contre ma tempe et j’appuie, j’appuie, j’appuie. Rien ne sort, je crie encore. Cette balle, on n’avait pas le droit de me la voler. Cette balle, elle aurait dû être pour moi.

— C’est comme ça que c’était prévu ? C’est comme ça ?

Je m’époumone dans le vide, je veux crever le ventre de Vérité avec ma voix, la blesser et lui cracher à la gueule. Plus rien n’existe et n’a d’importance à présent. Je tombe à genoux. Je suis coincé ici et Françoise va s’éteindre, seule, dans l’anonymat d’une chambre stérile.

Une caresse dans mes cheveux, le long de ma nuque.

— Françoise ?

Je relève les yeux. Le visage de ma femme s’étire et se transforme, ses cheveux se frisent. Ce n’est que Farid, il se serre contre moi. Je l’enroule de mes bras et pleure au creux de son épaule. Mes ongles s’enfoncent dans son dos.

— Françoise… Françoise…

Derrière, la voix de Michel s’élève et sonne, dure, intransigeante :

— On me fait subir cet enfer parce que j’ai voulu sauver une vie ? Mais qu’as-tu fait de si horrible ? Moi, je ne suis que le dindon de la farce. Mais toi ? Toi ?

Je secoue la tête, en larmes, et retourne dans la tente.

— Je n’y comprends rien, Michel. Je te jure que je n’y comprends rien.

Il se jette sur moi, m’arrache de terre et m’agrippe par le col.

— Tu dois comprendre ! Tu dois parler !