— Quelqu’un a vu la police quelque part ? Qui peut me dire, ici, ce qui est bien et ce qui ne l’est pas ?
Il pointe l’index vers Farid.
— J’ai besoin de savoir si je peux sortir d’ici, seul. Tu as la réponse, Farid ?
Le jeune ne répond pas.
— Il y a plusieurs méthodes pour que tu parles. Des méthodes plus ou moins longues. Ici, bizarrement, on a tout le temps, mais c’est paradoxalement le temps qui nous manque le plus. Alors, je vais devoir faire au plus rapide. Et donc, au plus douloureux.
Il s’empare de la fourchette en plastique et la plonge dans la flamme. Ça crépite. Il me regarde à présent.
— Fallait que je t’immobilise aussi, Grand Chef. Tu ne m’aurais pas laissé agir, sinon. Tu sais, je ne ferai jamais, jamais de mal à un innocent. Mais Farid, il n’est pas innocent. Il faut qu’il parle et qu’il nous dise ce qu’il y avait dans le coffre de la fourgonnette. Ton chien non plus, il n’était pas innocent. Il volait ce qui ne lui appartenait pas. Je ne fais que rendre justice.
— Arrête tout de suite et libère-nous. Nous allons trouver une solution grâce à cette brèche. Ne franchis pas une nouvelle barrière.
— Des barrières ? Tu n’as pas encore remarqué qu’il n’y en avait plus depuis longtemps ? Et puis, je serais curieux de la connaître, ta solution.
Le plastique se met à fondre, Michel tourne le couvert jusqu’à former une espèce de boule incandescente. Les fils de sa cicatrice luisent étrangement, conférant à sa main une allure synthétique, monstrueuse.
Farid peine à parler, tant sa voix tremble :
— Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu fais ?
Michel se retourne soudain, en sursautant. Le masque orienté vers le plafond, il pose sa fourchette et se gratte les épaules dans un frisson.
— Faut que je sorte d’ici… Très vite. Avant que…
Il se fige, le regard vers ses pieds. Le moment pendant lequel il ne bouge pas est interminable. Soudain, il se penche sur Farid et enfonce la sucette brûlante entre deux maillons, au niveau de la poitrine. Un abominable crissement de chair grillée me vrille les tympans. Farid se met à hurler. Je me débats dans mes entraves jusqu’à ce que la douleur me torture.
— Arrête ! Arrête, bon Dieu !
Michel reste debout, les jambes écartées. Il halète fort. Je baisse les paupières, l’image de la fourchette qui s’abat est fichée en moi, indélébile. Je dois réagir, tout faire pour arrêter le massacre. Impossible avec l’entrave. Il ne me reste que ma voix, qui crie et se bat. Michel ne m’écoute pas. Dans son univers de folie, je n’existe plus.
— Il faut que tu parles. Ça ne sert à rien de résister. Je vais te tuer, Farid. Quoi qu’il advienne, je vais te tuer.
Farid sanglote, tousse, s’étrangle. Ses globes oculaires roulent, il n’est pas loin de l’évanouissement. Je m’agite comme un diable et hurle. Mon impuissance me torture, je revis, de plein fouet, l’épisode de la mise à mort de Pok. Lentement, le jeune revient à lui. Il continue à clamer son innocence dans un râle à peine audible, tandis que Michel lui jette des liasses et des liasses de billets sur le visage.
— Ce fric, qu’est-ce que c’est ?
Farid bascule un peu, le manche de la fourchette reste collé à sa peau. Il crache un filet rougeâtre, il a dû se mordre la langue ou les joues jusqu’au sang. J’aimerais être mort. Dix fois mort. Michel demeure imperturbable.
— Très bien. Je vais m’intéresser à ta petite gueule, cette fois.
Il s’empare de l’autre fourchette et la passe à travers la flamme vorace.
— Je vais te crever. Je te jure qu’après t’avoir enfoncé tout ça sur la tronche, je vais te découper en morceaux si tu ne parles pas. Et je me fabriquerai des bottes avec ta peau.
Les yeux de Farid s’écarquillent, il se met à hurler. À travers les chaînes, je vois ses ongles se rétracter sur le métal. Michel se retourne encore, brandit des poings dans le noir, se gratte violemment dans le cou en grognant. Le feu rayonne sur son épouvantable masque maculé. Le plastique de la fourchette se met à couler, Michel tourne le poignet comme s’il cuisait des chamallows au bout d’une brochette. Je suis persuadé qu’il apprécie ce moment. Qu’au fond de lui-même, il aime inculquer la souffrance.
— Tu préfères l’œil droit ou celui de gauche ? Les deux ?
Je voudrais pouvoir détourner la tête, ne pas regarder. Je voudrais, à ce moment, ne jamais avoir existé. Farid réussit à bafouiller :
— Je t’ai sauvé… la vie. Tu te rappelles, la stalactite ? Tu te rappelles ?
— Tout ce que tu as fait, c’est prolonger mon calvaire.
Il se lève et approche le morceau ardent du visage de Farid. Le jeune explose en larmes. Michel n’interrompt pas son geste. À quelques centimètres seulement de l’œil.
— C’est bon ! C’est bon, je vais tout te raconter ! Arrête ! Arrête, par pitié !
Michel hésite, il respire comme un fauve. Si l’instinct l’emporte, Farid est fichu. Alors je hurle encore, l’exhorte à écouter Farid. Il se tourne dans ma direction, me fixe longuement avant de revenir vers sa victime.
— On t’écoute. Et t’as tout intérêt à ne rien oublier.
37
« Nous avons deux cerveaux superposés : celui incapable de s’exprimer autrement que par giclées d’adrénaline, et l’autre, capable de comprendre les mathématiques, les langues, l’origine de l’univers. Le monde civilisé est là pour étouffer l’un, et mettre en lumière l’autre… »
Notes personnelles de Jonathan Touvier, 1993
Farid souffle d’une respiration vive, bruissante. Sans plus de forces, il hoche le menton dans ma direction.
— Je suis désolé, Jonathan, mais y a un tas de choses qui… vont pas te plaire.
Ma gorge se serre.
— Vas-y, je lui dis. Toute la vérité…
Farid repose sa nuque fatiguée et fixe le plafond.
— Ça a commencé il y a cinq ans… À quatorze ans, j’allais plus beaucoup à l’école, j’y arrivais pas. Je passais beaucoup de temps dans les mauvais quartiers de Lille. Lille-Sud, surtout, puis je traînais aussi du côté de Roubaix, Tourcoing, dans les sales endroits, avec des sales types. Ça a été les débuts avec la drogue, les mauvaises fréquentations, les vols. Scooters, autoradios, portefeuilles…
Son monologue est entrecoupé de toux, de claquements de dents, de pleurs. Parfois, je le sens partir, le silence s’étire et il revient dans ses explications, à demi conscient.
— J’ai été embarqué dans des mauvais coups, c’était comme… comme une spirale dont je n’arrivais pas à m’extraire. Avec deux autres connaissances, des adultes, on s’est mis à cambrioler dans les maisons. On piquait tout ce qu’on pouvait revendre. Des téléviseurs, micro-ondes, réfrigérateurs, matériel de jardin ou de bricolage, même des tondeuses. C’était facile, ça marchait bien. Un jour, un de mes potes me branche sur un coup d’enfer. Un type qu’il rencontre depuis quelques semaines leur propose un deal simple, pour un beau paquet de fric. Un deal sur Annecy…
Il me regarde, les yeux pleins de larmes. Je crois que je vais vomir.
— Ça m’a fait tilt quand tu m’as parlé de ce cambriolage. Je me suis senti… comme abattu, perdu. Tu avais raison, c’est moi qui suis venu chez toi, il y a quatre ans. Le type, il… il nous avait juste demandé de tabasser le chien.
Il aspire bruyamment la morve coulant de son nez.
— Ça n’avait rien de personnel. C’était juste un contrat, tu comprends ? Ton chien, on savait qu’il était pas méchant, il aboyait même pas, le type avait tout expliqué à mon pote. On devait rien voler, juste frapper. Une fois à l’intérieur, on a cogné. Une fois d’abord, ça suffisait. Il… était dans les vapes. Mais… le type, il avait bien dit que… qu’il fallait l’amocher. Alors avec les deux autres, on s’est acharnés dessus. On l’a tabassé à mort. On croyait que t’étais pas là, il y avait pas de voiture, pas de lumière, rien. Mais toi, t’étais là, hein ? T’es resté en haut, dans ta chambre. Si t’étais descendu, on se serait tirés, tout de suite. Mais là… Notre violence, elle avait plus de limites… (Il regarde Michel.) Il n’y avait plus de règles.