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Je roule brutalement de l’autre côté et tousse, au point de m’étouffer. J’ai serré contre moi le bourreau de mon Pok. Je l’ai aimé, ce môme, je croyais en lui, en sa loyauté. Seigneur, jusqu’où va-t-on me briser ? Vidé de mes forces, de toute envie de vivre, je reprends ma position latérale dans leur direction.

— Il y a trois ans, je me suis fait prendre en volant un scooter. J’avais à peine dix-sept ans. Ils ont trouvé de la drogue aussi, chez moi. Par chance, il n’y a pas eu de rapprochement avec mes coups d’avant, les vols et les cambriolages. Alors, j’ai été placé dans un centre éducatif, j’en ai chié pendant deux ans, je te le jure. Mes parents, ils m’ont jamais pardonné, je les ai pratiquement plus revus. J’ai pas de frère, t’as raison, Jonathan… Cette tronçonneuse, dans la fourgonnette de la photo, elle… elle a un rapport avec notre présence ici.

— Dis-nous la vérité !

Il tousse encore. Qu’il crève. Je le déteste. Michel s’accroupit. Il rassemble des billets en un tas et y met le feu. Une ample flamme s’élève dans l’obscurité et commence à crépiter. De la chaleur, bon Dieu, de la bonne chaleur sur mon visage. Farid garde un temps les lèvres pincées.

— Ici, avec vous, j’ai toujours menti. J’allais de foyer en foyer, mes parents ne voulaient plus de moi. Tout ce que je voulais, c’était un job. Je voulais être… normal, mener une vie comme n’importe qui. Et puis, il y a environ deux mois, un type est venu me voir. Il attendait devant le foyer où je traînais. Je l’avais jamais vu. Grand, chauve, bien sapé avec des pompes de marque, il portait des gants en cuir, un gros blouson, une casquette et des lunettes de soleil, un peu comme ces stars américaines.

Michel entretient le feu le plus cher de tous les temps.

— C’est le gars qui s’est suicidé ? il demande. Notre cadavre de la caverne ?

— J’en sais rien. Même carrure, ils étaient tous les deux chauves. C’est possible. Y a que le visage. Je sais pas. Le gars, il a presque toujours porté ses lunettes et sa casquette.

Michel soupire. Ses poings pulsent dangereusement.

— Évidemment, le visage… Et tu sais combien il y a de chauves dans ce pays ?

— Il a sûrement ôté ses lunettes à un moment, je dis. De quelle couleur étaient ses yeux ? je demande.

— Marron, je crois. Des yeux profonds, froids. Ce gars bien sapé, gants en cuir et tout, il me propose un job, comme ça, de but en blanc. Un travail simple, qui pourra rapporter gros, il dit. Juste du matériel à déplacer. Il me donne une liasse, mille euros, d’emblée. Tout de suite, j’ai demandé si… si c’était… Comment dire…

— Légal ?

— Oui, légal. Il m’a garanti qu’il y avait aucun risque, et qu’il y avait cent fois plus à la clé. Cent fois plus, tu te rends compte ? Cent mille euros. J’y croyais pas, et je me doutais bien qu’il y avait anguille sous roche. Ces trucs-là, ça arrive jamais dans la réalité.

Ses yeux se perdent dans le feu où brûlent des années de salaire.

— Moi, je voulais plus mettre les pieds là-dedans. Alors, je lui ai rendu son fric et suis rentré dans le foyer. Le problème, c’est qu’il avait glissé un numéro de téléphone dans ma poche, avec les mille euros. Je sais pas comment il a fait. Puis sur la carte, c’était écrit : « Le chien, à Annecy… » C’était donc lui, il y a quatre ans. Le même type, de retour. Quand j’ai rappelé, une semaine plus tard, je lui ai demandé : « Pourquoi moi et pas un autre ? » Et il a répondu : « Pourquoi un autre ? » Pourquoi un autre… C’était pas une réponse, ça.

Il s’évade, frôle l’inconscience. Michel le rappelle à l’ordre en posant son pied sur le torse enchaîné et en appuyant. Farid hurle.

— Continue.

Il relâche la pression quand le jeune reprend avec difficulté ses explications. C’est comme si un robinet s’ouvrait dans son cerveau, un robinet qui débite toute la vérité. Sa voix n’est plus qu’un filet sonore.

— Tout ça, ça m’a taraudé, j’en dormais plus… Cent mille euros, pour moi qui galérais. Puis le type, je le savais réglo. Avec le chien, il nous avait déjà bien payés. Alors, je l’ai rappelé une deuxième fois pour lui dire que j’acceptais. Il m’a demandé de descendre sur Nice, pour le 15 février, en m’expliquant que je devrais rester dix jours sur place, parce que avec le matériel, il allait falloir marcher pas mal. Je me suis dit, si ça craignait vraiment, que j’aurais juste à me tirer. J’ai pris le TGV, on s’est revus donc. Mais là-bas, à Nice, il était plus fringué pareil, il était en tenue de montagnard, comme nous ici. Pantalon épais, drôle de veste, des moufles aux paluches. Vachement louche. Et puis sa bagnole, c’était pas ce qu’on appelle la classe. Une vieille fourgonnette des années quatre-vingt, celle que vous avez vue sur la photo. Bon, je voulais pas faire demi-tour… Là, il m’a emmené j’ignore au juste où. Quelque part, dans une forêt au bord de la montagne. J’ai jamais été très doué en géographie.

J’emmagasine un maximum d’informations.

— Combien de kilomètres depuis Nice ?

Il met du temps à répondre, comme s’il ne comprenait pas la question.

— J’en sais rien. On a roulé environ une heure.

Une heure… L’arrière-pays niçois, ou peut-être, déjà, la frontière franco-italienne.

— Le type, on pouvait pas dire qu’il était bavard. D’ailleurs, il a jamais beaucoup parlé. Juste quelques mots, par-ci, par-là. Là, on a débarqué dans un vieux chalet, totalement isolé dans les bois. Même pas de réseau pour mon téléphone portable, pas de route ni de voisins, rien. La misère. Sa piaule, elle ressemblait à un abri de trappeur ou de bûcheron, j’en sais trop rien. Pas de chauffage, on se les gelait. Le type, il m’a fourré dix mille euros dans les pattes, comme ça. En liquide. J’hallucinais. Dans le chalet, il m’a montré le matériel à transporter. C’était empilé dans un coin. Des outils, du matos de camping, des bouteilles de gaz, cette… cette lampe avec la bouteille de gaz. En gros, tout ce qu’il y a ici…

Il reprend son souffle.

— Je posais à peine ma valise qu’on se mettait au travail. Il m’a filé un perforateur pneumatique entre les mains, il a pris un gros sac à dos déjà plein, et on s’est mis en route. On a tout entassé dans le coffre, on a fait une partie en fourgonnette, et on a fini à pied. Un bout de forêt, puis on a marché sur des grandes montées, jusqu’à arriver à un endroit qui m’a fait penser à la surface de la lune. Il faisait un froid horrible, le vent arrêtait pas de souffler. Il y avait que de la roche, partout, et on voyait des montagnes couvertes de neige au loin. Jamais, jamais on a croisé quelqu’un. C’était trop mort, trop… malsain, comme endroit. Comme la fin du monde.

Il se racle la gorge et éternue.

— C’est environ à vingt minutes de marche de la fourgonnette que la descente vers ici a commencé. C’était horrible. Une toute petite fente dans le sol, sous un gros rocher qu’il a déplacé, au milieu de nulle part. Juste de quoi se faufiler. Une fois dans le trou, la pente était douce, on tenait presque debout. C’était une descente comme sur un toboggan…

— Comme ce qu’il y a derrière les éboulements de la caverne, tu veux dire ?

— Oui.

Il me regarde.

— Nous ne sommes jamais descendus par la cheminée… Je me souviens d’une galerie. C’est par où a creusé Michel qu’on est arrivés. Moi, je voulais lui poser toutes les questions du monde, mais il m’a juste dit : « Pas de questions si tu veux le fric. » Je comprenais rien à ce que je faisais. La descente, elle a duré, quoi, une demi-heure ? C’est ici même qu’il m’a demandé de tout déposer, avant qu’on remonte. Au départ, je ne comprenais pas pourquoi il avait besoin de moi. Ses trucs, il pouvait les porter seul. J’ai supposé qu’il voulait éviter de faire des dizaines et des dizaines d’allers et retours, que quatre bras, c’était toujours mieux que deux. Quand on est rentrés au chalet, c’était presque le soir. J’étais mort. Exténué. Il m’a fait dormir dans une pièce de la cabane, lui s’est couché à côté. On dormait avec nos fringues, nos bonnets, nos gants tellement il caillait. On s’est pas parlé. Le lendemain matin, très tôt, on s’est remis en route. Cette fois, dans le coffre, je devais porter une tronçonneuse… Lui, il avait encore un gros sac, et je ne connaissais toujours pas son contenu. Je ne voulais pas le savoir, je m’en fichais. Faire le job, prendre le pognon et m’en aller. À bien y réfléchir, il devait y avoir les chaînes, le masque en fer…