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Ses lèvres tremblent fort à présent. Je les vois violettes, ou d’un rose très foncé.

— Voilà, je vous ai tout dit. Ce type, j’ai jamais su qui il était, ou pourquoi il a fait ça. Ce que je sais, par contre, c’est que je devais rien vous dire. Parce que… parce que c’est moi qui vous ai descendus ici. Vous m’auriez tué.

— Ça oui, grogne Michel.

Il hoche le menton dans ma direction.

— Au fil de notre enfermement, j’ai compris que tout avait un rapport avec toi, Jonathan. C’est pas anodin s’il est venu me chercher, moi. Il savait, pour les cambriolages. Il savait que toi et moi, on était liés, en quelque sorte. Tout comme tu es lié à Michel avec la leucémie. C’est toi qu’il veut briser jusqu’à l’os, alors il nous a utilisés, moi et Michel. On est… on est que les objets de sa vengeance.

Je peine à respirer. Un goût d’acide me brûle le fond de la gorge et la langue. Moi, le point culminant de cette vengeance. Ces efforts, ce matériel, cette immense préparation, étalée sur plusieurs années. Et puis, s’arranger pour que tout coïncide juste avec la greffe de Françoise, pour qu’elle et moi, on souffre plus encore.

Moi, Françoise, Claire… Avec, entre nous trois, un homme mort voilà dix-neuf ans…

Un nom, un horrible nom tourne dans ma tête, sans cesse. Parce que c’est logique.

Max Beck.

Mais comment serait-ce Dieu possible ? Comment aurait-il pu seulement survivre à sa chute ? Et ensuite, redescendre de la montagne sans mourir de froid, de soif ? Je l’ai vu tomber dans une crevasse à cinq mille mètres d’altitude, bon sang !

Et pourtant… Nous aussi, on est encore en vie, après plus d’une semaine au fond d’un gouffre. La volonté n’a pas de limites.

Pas loin de céder à la panique, j’essaie de me rappeler les traits du cadavre, la physionomie générale. Crâne chauve… Max avait les cheveux longs… Yeux marron d’après Farid, et Max avait les yeux bleus. Des lentilles ? Tout est flou, si flou. Et tellement loin. Dix-neuf ans en arrière. Dix-neuf ans à m’efforcer d’oublier.

Dix-neuf ans, où Max a pu préparer une longue, une interminable vengeance.

— Farid… Farid, quand tu… nous as ramenés ici, Michel, Pok et moi, tu as parlé d’un premier paquet. Celui que tu as descendu le 19, qui était plus léger. Est-ce que… ça pourrait être une fille de cinquante kilos ?

— Non, non, je ne crois pas. Dans les outils qu’on a descendus, il y avait aussi une… une tronçonneuse, qu’il a jetée dans le puits le 25, en me braquant. Ces jours où je suis resté au chalet, lui, il est venu travailler ici. Monter la tente, enfoncer les pieux, tout préparer… La tronçonneuse, je… je crois que… qu’elle a servi à couper dans la glace. Vous, vous avez pas remarqué mais ça se voit dans le glacier, quand on regarde bien. Parmi toutes les fissures, il y en a de plus régulières, artificielles. Des lignes de coupes faites avec une lame.

Il prend son inspiration, et lâche, dans un souffle fatigué :

— Elles sont juste autour de la tache sombre.

38

« Je rêve du chant des oiseaux, de l’odeur de la terre que j’effrite entre mes doigts, du feuillage vert et brillant des plantes que j’arrose avec soin. Je cherche à acquérir une terre où il y aura des cerfs, des sangliers, des oiseaux, des peupliers et des sycomores. Je ferai une mare où viendront les canards et où, le soir, les poissons sauteront hors de l’eau pour attraper les insectes. Des sentiers traverseront la forêt et, toi et moi, nous nous perdrons dans ses recoins… Nous irons au bord de l’eau, nous nous étendrons sur l’herbe et là nous trouverons une discrète petite pancarte où nous lirons : “Voilà le monde véritable”… »

Texte de Charles Bowden, issu de L’Orchidée sanglante, que Jonathan Touvier fit graver sur un feuillet de granit rose et déposa sur la table de chevet de Françoise, à l’hôpital, voilà quelques jours

Le silence nous enveloppe. Michel prend sa position initiale, assis entre nos deux corps enchaînés, et éteint. Il ne bouge plus. J’ai beau crier, remuer, lui demander ce qu’il attend encore de nous, je n’obtiens aucune réponse. Il doit réfléchir à la suite. Tuer ou ne pas tuer ? Tuer directement, avec une arme, ou indirectement, par le froid et les blessures ?

Farid gémit, parfois fort, parfois de façon inaudible. La mort l’enveloppe, lentement, sournoisement. Longtemps, longtemps après, Michel rallume. Dans l’expression morne de son masque, il ôte enfin les rochers autour de moi et s’éloigne avec la lampe, sans un mot.

Je roule aussi vite que possible sur le côté, jusqu’à ce que mon corps soit libre de ses mouvements. Éprouvant une douleur diffuse, je me redresse en gémissant. Tous mes muscles sont endoloris, mes os me font mal, mes genoux, mes coudes craquent. Je marche le dos voûté en direction de Farid. À quel vieillard je ressemble ? De combien d’années ai-je subitement vieilli dans ce gouffre ?

Michel est parti au glacier. Avec la pierre, il cogne contre la glace sans cesser. Des éclats giclent partout. J’ôte mes gants et observe mes mains. Elles sont bien raides, mes tendons me tiraillent. Je suis habillé, j’ai froid, mais que dire de Farid ? Farid, totalement nu, serré dans des maillons glaciaux ?

Avec des gestes que j’aimerais plus rapides, je pousse les rochers qui l’immobilisaient. Son visage croqué par les ténèbres ne porte plus aucune expression. Ni la crainte ni la douleur.

— Allez. Un dernier effort. Roule sur le côté.

Il ne bouge presque plus, ne semble plus réagir à mes paroles. Serrant les dents, je retire la fourchette fondue collée à sa chair et pousse son corps latéralement. La chaîne se déroule et libère un glaçon. Je le prends sur mes épaules et me traîne avec lui jusqu’à la tente. En catastrophe, je le pose sur son duvet, les larmes aux yeux. Michel a lacéré le dessous de ses pieds, c’est de la véritable torture. Farid ne marchera plus jamais, ni dans cette grotte ni ailleurs. Très vite, je cherche ses vêtements, lève les sacs de couchage, les tapis. Je me rue dehors, vers Michel, lui cogne dans le dos des deux poings, alors que lui-même, il frappe, frappe dans la glace à s’en arracher les bras.

— Ses vêtements ! Où sont ses vêtements ?

Il ne me regarde pas. La fourrure déchiquetée de mon chien danse dans son dos à chacun de ses coups.

— Dans le puits.

Je frôle la panique.

— Le réchaud, donne-moi le réchaud immédiatement !

— De l’autre côté de la ligne rouge. Va le chercher si tu veux.

Je l’agrippe par la fourrure de Pok et le retourne.

— Je t’en prie. Il va mourir si on ne le réchauffe pas très vite.

— Ce serait gaspiller du gaz. C’est notre dernière bouteille.

Je reste face à lui, j’essaie de déceler derrière ce masque odieux une pointe d’humanité. Je cours vers les gros rochers, ramasse une pierre et la brandis à bout de bras.

— Vas-y, ricane Michel. Fends-moi le crâne. Mais ne me rate pas, surtout. Tiens, je m’agenouille devant toi…

Il pose ses genoux au sol, le front baissé. Je n’ai plus qu’un geste à faire, un simple mouvement pour le chasser de ce monde et, peut-être, continuer à vivre.

Mes bras s’abattent. Je jette avec fureur la pierre contre la glace.

— Comment tu as pu lui faire une chose pareille ?

Michel se relève.

— C’est pas ça, la vraie question. C’est ce que toi, tu as pu faire de si immonde pour qu’on en arrive là. Et à mon avis, la réponse, elle se cache là, derrière la glace.