Il s’approche du mur translucide et désigne une ligne de découpe, discrète mais visible parce qu’il a orienté la lumière dans la bonne direction.
— Elle était là depuis le début. Il y en a partout, en fait, cachées parmi les fissures. Et l’autre salopard le savait.
Il fourre de la glace dans sa bouche, mâche avec d’horribles craquements et me dit froidement :
— Quand moi, je lèverai une pierre sur toi, ce sera pour aller au bout. T’en es conscient, au moins ?
— J’en suis conscient. Parfaitement.
Il se remet à l’ouvrage. À travers le glacier, j’aperçois la forme noire, éclatée, disloquée par la diffraction. Moi aussi, j’ai envie de gratter, je veux savoir ce qui se cache derrière. Mais je dois choisir : la vérité ou la vie de Farid.
J’ai choisi. Je fonce vers la tente. Dans ma course j’ôte mon blouson, il reste piégé au cerceau d’acier de mon poignet. Je tire alors dessus de toutes mes forces, jusqu’à entendre craquer le tissu. Une partie de la manche droite cède. Je renouvelle l’opération avec mon pull. Je me jette sur Farid, lui frictionne tout le corps du plat des mains. Il tremble, je roule mon pull et mon blouson autour de ses pieds. Il ne se lamente même pas, il ne sent plus rien. Je me dénude, vite, nous enferme dans les deux duvets et me plaque contre lui. J’ai l’impression de serrer un pain de glace. Lové dans mes bras comme un enfant, il chuchote des choses que je ne comprends pas. Il parle arabe, il prie encore, les genoux regroupés sous le menton. Ses lèvres écument, son front brûle très vite de fièvre. Son organisme sombre. Je le masse encore, sans cesser, lui donne ma chaleur, celle de mon corps et mon cœur, il se détend soudainement et bascule dans l’inconscience. Il respire encore, lentement, je lui envoie des claques pour qu’il revienne. Il se réveille, dans l’obscurité il halète et murmure. Le souffle est apaisé à présent, le cœur bat mollement, fait trembler ses côtes, la vie lutte pour la vie.
— T’es un costaud. Tu vas tenir.
Il rétracte ses doigts dans mon dos.
— Après mon départ, il… il… faudra que tu me laves, que… tu m’enroules dans… un tissu et que… tu pries pour moi.
— Tu ne vas pas partir, d’accord ?
— Tu… pourras faire ça, Jo ? T’es… comme… un membre de… ma famille… Je t’aime bien, papy…
— Moi aussi, je t’aime bien. Je crois qu’avant, j’aurais pu tomber amoureux de toi.
— Ah ça, non… Y a un… dernier truc… Mon nom… C’est pas… Houmad… J’ai menti même sur ça… Mon nom c’est…
Il tremblote et s’endort contre moi. Mon corps se décharge, le froid de l’organisme contre lequel je me plaque me pénètre, m’affaiblit. Il fait presque noir, seule tressaille une étincelle de lumière que j’aperçois près du glacier. Farid va mourir, j’ai l’abominable sentiment qu’il s’est résigné, et qu’il va abandonner le combat dans mes bras. Je n’ai plus qu’à lui donner ma chaleur et attendre.
Max, Max, Max… Son prénom tourne en boucle dans ma tête. Je pense à Claire, Françoise, la montagne, l’accident tout là-haut, sur le Siula Grande… Je plisse les yeux, des tas de souvenirs rejaillissent, pêle-mêle, et m’embarquent quelques minutes vers le passé…
39
« En vérité, les convictions sont plus dangereuses que les mensonges. »
Friedrich Nietzsche, Humain trop humain (1878)
Octobre 1991.
Cinq mois après la mort de Max.
La pièce d’une maison. Au centre de la cuisine, Françoise et moi ne sommes ni tristes ni gais, c’est l’image d’une rencontre entre deux amants qui pourrait être la toute première. Une rencontre teintée de passion étouffée, de mots retenus, de gestes furtifs. Autour, les couleurs sont en demi-teinte, ni sombres ni éclatantes. Le ciel est bas, gris, et le soleil ne brille pas. Quelques blessures qui ne guérissent pas, des engelures me traversent encore la main, celle qui tient délicatement le menton de Françoise et l’approche de mes lèvres. Nous nous embrassons. Françoise ferme les yeux, je garde les miens ouverts. Derrière nos visages réunis, repose un landau de bébé d’où sortent deux petits pieds potelés.
Fin mai 1991.
Quinze jours après la mort de Max.
Un hall d’aéroport. Des bagages en mouvement sur un tapis roulant. Je suis là, au milieu d’une foule anonyme et bruissante. Je suis rasé de près pour me donner l’impression d’être en vie, mais mes cheveux longs, mes lèvres découpées par le froid, mes joues creusées ne trompent pas : je suis un mort vivant. Autour de moi, les gens rient, la plupart exultent de joie parce que, dans quelques minutes, ils se retrouveront auprès de leur famille. En arrière-plan, les panneaux d’affichage indiquent les arrivées. Mon vol en fait partie. Lima-Paris. Mes yeux tristes partent vers la gauche, vers l’une des vitres en Plexiglas derrière lesquelles peuvent attendre les visiteurs. La femme qui me regarde porte une veste noire en cuir, ses cheveux bruns sont regroupés dans un chignon si serré qu’il lui tire les traits du visage. On dirait qu’elle pleure. Ses deux mains sont plaquées contre le Plexiglas. Françoise m’attend.
12 mai 1991.
Le jour de la mort de Max. Sur les pentes du Siula Grande.
D’un coup, le craquement d’une allumette illumine notre igloo. Nous avons passé une nuit affreuse, il a fallu creuser dans la neige pour ne pas mourir de froid. Autour, partout, des cristaux de glace étincellent sur des parois rapprochées et voûtées. Max et moi, on enfonce un marteau-piolet dans la couche de neige. Un cône lumineux traverse alors l’antre en diagonale. Le rayon est vif, d’un jaune parfait. Nos bouches soufflent une buée épaisse. Dans le coin, nos sacs reposent sur de la neige tassée, le réchaud supporte encore son gobelet en métal cabossé.
Max passe la tête à l’extérieur.
— Il fait beau. Le sommet est à nous.
Nous voilà dehors, perchés sur une corniche. Le soleil brille, cisèle les arêtes, ourle les cannelures d’ombres bleutées. La nature s’offre en spectacle et nous redonne du courage. Il en faut, à 5 000 mètres, dans de tels dénivelés. Lunettes de soleil sur le nez, je me change au bord de notre abri. Un Damart descend sur mon torse tacheté de deux vieilles cicatrices. Trois de mes doigts sont dans un sale état, les extrémités ont noirci et j’ignore à quel point les gelures ont progressé. Max a les yeux tournés vers le haut, comme souvent. Il observe attentivement le sommet qui se détache du ciel. Le monstre en forme de dent de requin se dresse là, à une centaine de mètres au-dessus.
Mon compagnon de grimpe se tient à deux ou trois mètres du vide, les mains sur les hanches. Nous sommes des marionnettes de chiffon suspendues entre deux mondes. Max s’étire et me sourit.
— C’est pas ce qu’il y a de plus beau au monde ? La veille, on frôle la mort et le lendemain, on renaît de ses cendres comme des phénix.
Je lui réponds d’un sourire, avale un pruneau et mets un thé sur le brûleur, que je peine à allumer avec mes doigts douloureux. Quand je me retourne, Max se tient juste derrière moi. Ses paroles claquent à mes oreilles :
— Ce sera notre dernière ascension à deux. Quand je serai de retour au bercail, je pars avec Françoise.
Je ne comprends pas, mes lèvres bafouillent.
— Pa… Partir ? Mais où ?
— Là où tu ne pourras jamais aller. Tu ne la reverras plus.
Il ramasse un mousqueton et le passe dans sa ceinture. Tout en s’encordant à moi avec un solide nœud de chaise, il me gratifie d’un sourire.
— Je ne t’ai jamais rien vu lâcher, Jo. Rien, pas un mètre de granit qui t’ait résisté. T’es pareil dans la vie, pire qu’une teigne. Ce que tu commences, tu le finis. C’est ce qui me fait peur. Tu vas finir par me la piquer…