Il pointe l’index vers le haut. Notre sommet est là, si près…
— Regarde ce sommet. Regarde-le bien comme si tu me regardais au fond des yeux. Si tu crois que je fais une connerie en partant avec Françoise, alors on fait demi-tour. Je redescendrai avec toi, et je te laisserai ma femme. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Je ne bouge pas, les lèvres pincées. Mon cœur est déchiré. Max ricane.
— C’est bien ce que je pensais. Jamais tu ne raccrocheras le crampon, même pour une femme. Parce que personne, aucun alpiniste sur cette planète ne peut faire demi-tour si proche d’un sommet. Il a besoin de ce sommet pour mener un projet plus ambitieux, plus difficile, plus dangereux. Faire demi-tour, c’est comme s’ouvrir les veines et laisser le temps s’écouler. C’est trahir la montagne. T’es un alpiniste, Jo, un vrai de vrai. Toi et moi, on est forgés dans le même acier.
Je secoue la tête. Mes traits montrent de la colère.
— Je ne suis pas comme toi. En dehors d’une montagne, tu ne respectes personne. Pas même Françoise. Tu ne la mérites pas.
Il soulève la corde qui nous unit. Nous sommes solidement encordés.
— Peut-être, Jo. Allez, je te laisse une dernière chance : le bas ou le haut ? Françoise ou ce sommet ?
Je lève les yeux au ciel alors que Max se recule, les bras levés. La corde reliant nos deux bassins se tend. La corniche vient de céder.
Max a entièrement disparu.
Il est suspendu dans le vide, retenu par notre corde…
40
« En escalade, la vie ne tient souvent qu’à un fil. »
Jonathan Touvier, auto-interview pour Extérieur, 1990
Un râle résonne dans mes oreilles. Larmes aux yeux, je me redresse, en manque d’air, retourne le petit Arabe et me mets à appuyer sur sa poitrine en hurlant.
— Farid ! Farid !
Ma bouche s’abat sur les lèvres tièdes, je souffle, la poitrine inerte se gonfle puis s’affaisse.
— Respire ! S’il te plaît ! Bats-toi ! Bats-toi ! Bats-toi !
Je m’épuise, je ne veux pas faire demi-tour, jamais. Mon front sue. Des perles gouttent sur le torse blanc. Je ne cesse pas d’appuyer, avec les poings, autant que Michel cogne sur le glacier. Je tabasse la poitrine en criant. Le corps bondit comme une poupée de chiffon.
Je suis à bout de forces. J’arrête tout.
Farid est mort. Je pleure longtemps sur sa poitrine.
Bien plus tard, je pose mes doigts sur ses paupières et les baisse délicatement.
Comme Pok, son histoire se termine dans mes bras.
Vérité l’a eu.
41
« Si un jour je devais mourir, ce sera loin, loin de la montagne. Dans un endroit beau, calme, où j’entendrai les oiseaux chanter… »
Notes personnelles de Jonathan Touvier, mars 2007
Je suis resté dans la tente, je crois, jusqu’à ce que sa poitrine refroidisse contre la mienne. J’ignore combien de temps ce petit corps frêle est resté chaud mais, peu à peu, tout ce qui rappelait la vie l’a quitté pour partir quelque part dans cet ignoble gouffre. Je ne crois pas en Dieu, ni en quoi que ce soit après la mort. Mais lui y croyait, c’est là l’essentiel. J’espère de tout cœur qu’il pourra sortir d’ici, à présent, et monter vers son ciel qu’il chérissait tant. En silence j’ai tiré la fermeture du duvet, l’ai ouvert et déposé au-dessus de lui. Ses frisettes noires dépassaient encore, alors je me suis baissé, ai réarrangé son linceul jusqu’à le couvrir convenablement. Puis j’ai murmuré quelque chose, comme l’aurait fait un père pour son fils. Je lui ai souhaité bonne chance, et accordé mon pardon. C’est sans doute ça, une prière.
Je sors et me traîne vers Michel, en lutte contre la glace.
— Farid est mort.
Il se tourne vers moi en haletant.
— T’as vu tout ce que j’ai dégagé ? C’est du sacré bon boulot, non ?
Du pied, il chasse des monticules pulvérisés vers l’arrière.
— Si tu m’aides, on pourra s’en sortir en cinq ou six heures.
Il me dégoûte, jusqu’au plus profond de mon être.
— Tu dois me donner le réchaud. Je veux faire fondre de la glace pour laver son corps. Et après, je dirai une autre prière. Quelque chose de plus… solennel.
— Une prière ? Tu te fous de ma gueule ? Le réchaud reste à sa place.
— Tu as tué ce gamin. Si jamais on sort d’ici, je m’arrangerai pour que tu finisses tes jours en prison.
— Une prison ? Ce serait le luxe.
Il me jauge, le regard en coin.
— Et tu crois que les flics vont se fier à la seule parole d’un fou ?
Incapable de me contrôler, je me jette sur lui et serre son cou des deux mains. Je veux que sa tête saute comme un bouchon de champagne, qu’il meure et qu’il sache qui le tue.
— Tu n’as donc aucune compassion ?
Envers, endroit, nos corps roulent par terre. Son masque de fer arrive en plein sur mon nez. Un craquement résonne jusqu’à mes oreilles, du sang coule sur mes lèvres. Le choc de nos carcasses en mouvement propulse violemment la bouteille d’acétylène vers l’arrière.
La flamme du réflecteur s’éteint.
Noir.
Notre combat cesse immédiatement.
Le signal du danger résonne : le gaz chuinte.
Une fuite.
Dans l’obscurité la plus complète, le corps de Michel se détache du mien, je l’entends ramper dans la glace. Je tremble et me redresse, sonné. Un brouillard glacial recouvre mon visage. Je tâtonne sur ma gauche, en état de panique :
— Vite ! Le gaz s’échappe !
— J’ai la bouteille !
Je m’approche à l’aveuglette, palpe le bras de Michel, puis la bouteille qui nous permet de vivre depuis notre réveil ici. Le sifflement d’acétylène s’intensifie, une odeur âcre se répand. Ma main effleure le bec. Je ferme le robinet en urgence, mais le gaz continue à se volatiliser. Je ne comprends pas, une pièce doit être fissurée. Peut-être cet écrou que j’avais déjà resserré, ou l’une des petites pièces au niveau de la sortie.
Michel hurle à mes oreilles :
— Tout le gaz s’échappe ! Fais quelque chose, bon sang !
Je n’y vois rien. Mon nez pisse le sang sur mes doigts, je respire avec la bouche. Chaque seconde perdue, ce sont des minutes, des heures de vie en fuite. Le temps s’accélère. Nous nous bousculons autour de cette bouteille, essayant chacun de trouver une solution. Je pense que Michel ôte son blouson et essaie de colmater, mais le gaz traverse tout, le tissu, le moindre interstice. On ne peut rien faire. Rien.
— J’ai… J’ai le briquet, halète Michel. On pourrait allumer pour réparer !
— Non ! Sinon ça va nous carboniser !
Il se tait. Je m’escrime encore sur les vis, le tuyau. Rien à faire.
— Cherche autour, il y a peut-être une pièce ! Une vis, un robinet, un écrou !
Dans l’obscurité, je bascule sur le côté, dans la neige au sol, remue la glace avec mes mains gelées. Le chuintement baisse déjà en intensité, nos gorges sifflent fort. Il n’a jamais fait si noir et si froid dans cette grotte.
Alors, l’ultime filet de gaz s’éteint dans un baiser fatigué. Le silence retombe. Longtemps.
— Cette bagarre stupide, elle nous a coûté cher, cette fois. J’aurais peut-être dû allumer ce briquet. Nous faire cramer, tous les deux. Tout serait fini. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Je ne vois plus rien. Ni mes mains ni mes pieds. Nous flottons dans le néant.