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— Il y a encore le réchaud dans la tente. Un peu de lumière. Combien, Michel ? Combien il reste de gaz dans la dernière recharge, selon toi ?

— La moitié.

La moitié… Je me redresse.

— Quatre heures ! C’est beaucoup, quatre heures ! Et si on économise, on pourra durer encore plus longtemps !

À l’aveuglette, je le tire par la manche.

— Allez ! Allez, va la chercher !

Michel se relève, je l’entends marcher. Plus loin, il tourne plusieurs fois la pierre du briquet de Farid, avant de parvenir à faire jaillir le feu. La petite flamme dansante devient notre bien le plus cher. Trente centimes de plastique et de gaz contre deux vies.

Je me prends la tête dans les mains. Quatre heures, Seigneur. Mes quatre dernières heures d’existence. Qu’est-ce que ça représente, quatre heures ? Le temps que Françoise a mis pour faire venir Claire au monde.

Quatre heures. C’est l’échafaud. Je croyais qu’on vivrait encore trois, quatre, cinq jours ! Une semaine peut-être ? Mais là, quatre heures…

— Oui, Michel ! Continue ! Reviens avec le gaz !

L’étincelle de chaleur s’éloigne, Obscurité l’engloutit presque aussitôt. Je m’assieds, me replie en position de fœtus, les mains sur les épaules. Je prenais toujours cette posture quand j’entendais les pas de mon père dans les escaliers.

Et j’attends. J’attends le retour de Michel, je m’accroche à sa présence comme le naufragé à son radeau. En dépit de ses actes barbares et impardonnables, je ne veux pas qu’il m’abandonne. Je refuse de mourir. Pas comme ça, pas seul au fond d’un gouffre, dans le noir.

Tout est si inexistant et sinistre autour.

Michel revient enfin, avec le réchaud allumé au plus faible débit.

— Je peux approcher ? il demande.

Le gaz acétylène a dû se dissiper.

— Vas-y…

Il s’avance prudemment et pose le réchaud à côté de la bouteille avec ses lanières. Une corolle vive éclaire alentour. Je me penche et ramasse un boulon fendu, ainsi qu’un joint torique, juste à côté, dans la glace. Michel s’accroupit devant moi. Il glisse le briquet dans le pli de son pantalon.

— Quatre heures environ, tu as dit. Quatre heures, je ne sais même plus ce que ça représente.

Il s’évade quelques secondes, avant de revenir :

— Écoute, Jonathan, écoute bien. C’est la pire décision de ma vie… On va laisser brûler le gaz jusqu’à ce que le niveau diminue encore de moitié. Et quand ce sera le cas, alors…

Il s’est assis à mes côtés, à quelques centimètres. Son haleine ne sent plus rien. Juste le vide, l’absence de vie.

— Je tenterai ma chance de mon côté, en embarquant le réchaud. J’essaierai de franchir les éboulements, de…

Il porte ses doigts à son crâne.

— Enfin, tu me comprends ? Ce gaz, ça ne sert à rien de le laisser se consumer jusqu’au bout et qu’on crève tous les deux sur nos tapis. Il faut tout tenter. Même si je dois exploser.

Je ne puis l’empêcher de vouloir continuer à vivre, alors j’acquiesce, essayant de rester fier et fort. C’est bien ce que je redoutais. Je vais crever seul dans le noir. Michel commence à s’éloigner, je l’attrape par l’arrière du pantalon.

— Si ça doit arriver… (Je désigne sa pierre tranchante.) Tu me la laisseras ?

Il retourne sa main, regarde ce morceau de roche qui nous a permis tant de choses. Boire, manger, couper de la viande, et bientôt… mourir…

— Compte sur moi.

Il la serre dans son poing, jusqu’à saigner.

— Toi comme moi, on a fait des choses pas bien. Mais on ne peut pas empêcher un homme de mourir comme il le souhaite. Dignement, sans se pisser dessus.

— Merci…

Il fixe le sol, sans plus bouger.

— Si Farid est mort, c’est parce qu’il nous a fait du mal. Il nous a fait du mal à tous les deux, Jonathan.

Il m’empoigne et me met sur mes jambes.

— Allez, au travail. Il faut agir au plus vite à présent et essayer d’atteindre la tache sombre. Place-toi devant le glacier, et j’éteindrai la flamme. On allumera toutes les demi-heures environ, pour constater notre progression.

Il pose le réchaud proche de la paroi translucide. Je m’avance à ses côtés, une main sur le nez. Ma narine droite est bouchée, le choc a déplacé ma cloison nasale. J’essuie les flux de sang avec la manche de mon blouson. Serrant les dents, je place une main de chaque côté de mon nez. Je devine que le cartilage est parti sur la droite, ça a toujours été ainsi à chaque choc sur mon nez. Je sais à quel genre de douleur m’attendre. Est-ce que ça vaut vraiment le coup de le remettre en place ? À quoi bon ? Retenant mon souffle, je bascule néanmoins l’étau formé par mes doigts vers la gauche. Le craquement me couche au sol dans un hurlement, le sang gicle une dernière fois.

J’inspire, l’air semble circuler normalement.

Michel éteint.

Alors qu’il abat brutalement la pierre tranchante sur la paroi, je soulève ma chaîne et me mets à frapper la glace à l’aveuglette. Mon nez, chacun de mes mouvements me plient de douleur, et pire elle est, plus je continue. Des cristaux s’écrasent au fond de ma gorge, ça fait mal, je mâche encore, le froid me dévore partout. Je ne vois plus Michel, ni Farid, ni même Françoise ou Claire. Juste moi, moi et ce miroir de souffrance. Le même geste, toujours, jusqu’à ce que la lumière revienne, s’éteigne, revienne. Les heures passent, Michel m’interrompt, me ceinturant par-derrière et me poussant à l’écart.

— Arrête deux minutes. Je crois qu’on va pouvoir distinguer quelque chose. Il suffit juste de polir un peu. Fais comme moi.

Il ôte ses gants et les utilise comme des chiffons, exécutant de petits mouvements circulaires sur la glace. Je reprends mon souffle avec la bouche, les coudes sur les genoux. Nous avons creusé profond. Peut-être quarante centimètres, sur un mètre de haut et un mètre de large. À présent, je comprends mieux comment notre tortionnaire a pratiqué. Il a découpé des dizaines de pains de glace avec sa tronçonneuse, a placé son objet avant de les rempiler. L’humidité sursaturée a alors soudé les blocs entre eux, donnant l’impression de brisures naturelles.

La surface dans laquelle nous avons cogné est chaotique, tout à fait opaque mais progressivement, avec notre polissage, elle redevient claire, pure. Michel rapproche le réchaud au plus près. Au fur et à mesure du travail, ce qui nous paraissait noir s’éclaircit. Des formes se précisent, la grosse tache d’origine laisse place à des courbes, des creux qui, instantanément, accélèrent les battements de mon cœur.

Je découvre l’horreur absolue.

J’arrache le réchaud des mains de Michel et le plaque contre la paroi bleuâtre.

— Tu vois ce que je vois ?

— On dirait un corps. Un corps recroquevillé. Pourtant, Farid a dit…

J’ai la nausée. Michel secoue la petite bouteille de propane.

— Le gaz, ça commence vraiment à craindre. Faut aller au bout du travail, et après… après, Jo, je…

Je fais deux pas vers l’arrière, arme la chaîne et cogne de toute ma rage. L’éclair de métal frôle la tête de Michel et fendille la paroi. L’homme au masque s’écarte en criant, tandis que je me remets à l’ouvrage. Des flots d’émotions négatives me traversent, donnent du carburant à mes muscles fatigués, me contraignent à poursuivre, au-delà de mes forces. Je sens que depuis notre emprisonnement sous terre, j’ai grimpé des escaliers qui doivent me mener vers le summum de l’horreur. Que chaque marche me rapproche du sommet d’une tour noire, plongée dans des tempêtes perpétuelles où les âmes hurlent, tourbillonnent et ne trouvent jamais le repos. Que cette construction maudite, elle est bien plus dangereuse que l’Everest, et que ce qui m’attend en haut est un endroit où l’on ne pourra jamais mourir en paix.

Les centimètres s’émoussent. Cinq, dix. Michel part, revient avec de la viande. Quand le réchaud tourne, on fait cuire la nourriture et fabrique de l’eau, on mange avec nos doigts, devant le glacier. Je termine mon assiette en plusieurs fois, cogne entre deux, je ne m’arrête que lorsque des torrents d’acide lactique m’y contraignent et je reprends de plus belle, cinq minutes plus tard. On ne se parle pas, on grogne juste dans l’effort, comprimés dans nos vêtements trempés de sueur. Je vomis souvent. Plus rien ne passe dans mon organisme, c’est comme la fin de tout. On se rapproche du but, il doit rester trente centimètres. À nouveau, j’éprouve le besoin de voir, je n’en peux plus d’attendre. On allume, on polit encore avec nos gants. La glace brisée chute, laisse place à une couche miroitante. À force de frotter, je distingue un pied nu. L’image est nette, la diffraction ne déforme plus. Je pousse Michel. Avec le gant serré comme une éponge, je frotte, encore, encore, me dirige vers la droite. Des jambes, des jambes dont les mollets sont groupés contre des cuisses blanches, fines. Trop fines pour être des cuisses d’homme. Mon estomac se noue, je ne vais pas tenir, je n’en peux plus. Pourtant je continue ma progression vers la droite, tandis que Michel s’est mis en retrait, parce que je crois qu’il sait. Il sait comme moi je sais.