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— T’es du genre à dormir dans des duvets, hein ? Tout ça, ça te déstabilise pas trop, tout compte fait ? T’es dans ton élément, mec, et moi, c’est ça que je trouve bizarre, déjà.

J’ignore la remarque de Farid et hoche le menton vers Michel.

— À vous.

L’homme au visage emprisonné se tripote les gants d’un geste nerveux.

— Je m’appelle Michel Marquis. J’aurai quarante-sept ans dans… deux jours le… le 27 février. On a prévu une petite fête à la maison et on… (Il inspire.) J’ai une femme, Émilie et… pas d’enfant. Il y a trois ans, j’habitais encore en Bretagne, à Plancoët, un bled où je faisais dans le cochon. (Il ôte son gant et montre sa main aux deux doigts amputés.) De l’abattage, je veux dire. Ouais, les machines, ça déconne, parfois. Aujourd’hui, j’habite une maison du côté d’Albertville, je bosse toujours dans le cochon. Que dire d’autre ? Je déteste la neige, l’humidité et le brouillard.

— Pourquoi Albertville, si vous n’aimez pas la neige ?

— À cause d’Émilie. Elle travaille dans la chaussure de sport. Le design, des trucs vachement compliqués. Mutation professionnelle, on n’a pas eu le choix.

— Il y a pire, comme choix. Albertville, ce n’est pas vraiment le bagne.

— Ça dépend pour qui.

Je m’oriente vers Farid. Il répond d’un trait :

— Farid Houmad, tu le sais déjà. Vingt ans, j’habite un mouroir dans le nord de la France. Pas de môme, pas de femme, pas d’emmerdes.

— Et tu vas à l’école ? T’as un boulot ?

— Je fais des trucs, à droite à gauche…

— Mais encore ? Tu n’es pas très bavard.

— Tout ce que je veux, c’est me tirer d’ici, et vite.

— Sur ce point, je crois qu’on est tous d’accord.

Je soulève la manche de ma veste-duvet, histoire de regarder l’heure. J’avais oublié…

— On m’a volé ma montre. Et vous ?

Michel vérifie et acquiesce. Farid, lui, ne bouge pas. Il a rentré ses mains à l’intérieur de sa veste, recroquevillé sur lui-même comme une petite chenille.

— Je mets jamais de montre. J’aime pas ça.

On nous a aussi dérobé le temps. Cette « attention », ce souci du détail me laissent perplexe, et me disent que notre situation ne risque pas de se résoudre en une poignée d’heures. De plus en plus, je crains le pire. Vous allez tous mourir. Il faut que je prenne les devants. Je m’approche de Michel, examine le masque avec attention, force sur le cadenas.

— Rien à faire. Faudrait vous briser les mâchoires pour espérer qu’il bouge de quelques centimètres.

— Non, ça ira, merci.

— Bon… Je propose qu’on explore le gouffre. Farid et moi, on est limités dans nos mouvements, mais vous, vous êtes libre, enfin, façon de parler. Il y a une galerie, vers l’arrière de la tente. Vous allez la visiter et nous dire si elle part vers la surface.

— Je veux bien, mais j’ai quand même un truc qui peut exploser sur la tête, si j’ai bien compris.

— Vous avez bien compris. Mais d’après la lettre, on a droit à cinquante mètres de distance entre vous et nous.

Il hausse les épaules.

— Je ne sais pas. Et si la lettre mentait ? Et si ce truc explosait à cinq, ou dix mètres ?

Farid est un gars nerveux, il s’amuse à souffler des ronds de condensation.

— Et si ça n’explosait pas du tout ? Et si c’était du bluff ? Et s’il n’y avait pas de bombe, sur ton crâne ? Toi, t’es libre de tes mouvements, et c’est pas pour rien. Sinon, on t’aurait enchaîné toi aussi, tu comprends ? Alors cette galerie, tu vas y aller et nous dire si on peut sortir d’ici.

Michel acquiesce.

— Bon. Je veux bien essayer.

Je ramasse la bouteille d’acétylène.

— Très bien. On y va.

— Attendez, j’ai une idée, dit Farid. S’il peut exploser en s’éloignant de nous, c’est qu’on porte forcément un émetteur, non ? Il faut vérifier. Fouiller dans nos habits.

On s’exécute. Les poches, les doublures.

— On devrait se mettre à poil, notre kidnappeur a peut-être scotché un truc sur notre peau.

Je serre les dents et tranche sèchement :

— Plus tard.

— Pourquoi plus tard ? Pourquoi pas maintenant ?

— Parce que je n’ai pas envie de me mettre nu devant deux types que je ne connais pas.

— T’as pas envie, ou t’as quelque chose à cacher ?

6

« La survie casse les barrières de la conscience. Tout ce qu’on croyait enfoui, refoulé, ressurgit alors avec, parfois, une violence décuplée. »

Dr Patrick Parmentier, psychiatre, s’exprimant devant une commission d’experts lors du procès d’un accusé jugé pour meurtre

Farid et Michel me devancent, Pokhara me talonne. Après avoir encore essayé d’arracher nos chaînes en nous y mettant à trois, nous refaisons le tour du propriétaire. Je pense que notre gouffre fait, grosso modo, la surface de deux terrains de tennis. Il n’est pas totalement rectangulaire, mais plutôt ovale. Nous doublons la niche du jeune beur, située à presque deux mètres de haut. Son pieu est fiché à environ un mètre en dessous, au niveau de mon torse. Pourquoi avoir placé Farid en hauteur ? En auscultant les marques de piolet qui ont dû permettre de hisser son corps, je me convaincs que, si incohérent que cela puisse paraître, ces détails revêtent un sens.

Nous atteignons la cheminée, qui creuse le plafond sept mètres au-dessus. L’air qui circule fait vaciller la flamme du photophore. Michel se précipite et place ses mains en porte-voix :

— À l’aide ! À l’aide !

Il sautille sur place. Nous nous joignons à lui. Je suis le premier à arrêter de crier, suivi par Farid. Michel continue, s’arrache les cordes vocales. Il a besoin de s’assurer qu’il aura fait son possible. Je crois que, sous son masque, il est à la limite de la rupture. Farid va, vient, la tête baissée et les bras croisés.

— J’ai vingt piges, je veux pas crever. On va mourir de soif, de froid. C’est pire que l’enfer ici.

— Nous ne mourrons pas de froid. Nous disposons de bons vêtements, et les duvets semblent convenables, à bonne rétention calori…

— Les deux duvets, ouais. Et des deux paires de gants dont je ne verrai jamais la couleur, vu comment R2D2 s’est servi en priorité. J’ai déjà les extrémités gelées et je vais bientôt ressembler à un sapin de Noël. T’as intégré ça dans tes estimations ?

— … À bonne rétention calorique. Pour l’eau, ce n’est pas un problème, la boue, plus loin, prouve que de l’eau de fonte ou de stillation doit ruisseler, au bas du glacier.

— Le glacier… Et lui qui balance ça naturellement, « le glacier », comme si c’était normal. Moi, les glaciers, je les ai vus que les rares fois où je suis allé à la mer en été.

Michel se redresse, le nez pointé vers le boyau.

— C’est peut-être une expérience scientifique. Ou un jeu de télé-réalité. Le truc avec les secrets, vous savez ? J’aime bien regarder ça à la télé. Des participants qu’on enferme, et qui possèdent tous un secret.

Michel a la voix cassée, à force d’avoir crié. Farid ne rate pas le coche :

— Et le tien, c’est quoi, mec ? Menteur, voleur ou tueur ?

Sans relever, Michel observe avec attention la surface chaotique, au-dessus de nos têtes.

— Peut-être qu’ils ont caché des caméras à ultrarouge derrière ces stalagmites, là-haut, et qu’ils nous étudient. On est peut-être les objets d’une expérience scientifique.