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Le silence m’enveloppe, puis la flamme du réchaud jaillit entre nous deux. De curieuses formes dansent sur le masque de Michel. Ses yeux m’apparaissent noirs et brillants. Il approche son visage du mien, au plus près, et dit :

— Il a écrit « Menteur ». C’est le deuxième mot. Je suppose que ce mot est lié à autre chose qu’à ton enfant ? Un autre secret en rapport avec Max Beck ?

Je retire mon gant droit et frotte mes joues où coulent cette fois de vraies larmes.

— Tu vas être le seul homme au monde à savoir, Michel. Je ne l’ai jamais dit à personne. Pas même à ma mère, ni à ma propre femme.

— Je dois le prendre comme un honneur ?

Je pourrais me taire et mourir avec ce secret. Tout emporter avec moi. Mais je lui dois bien la vérité.

— Max n’est pas mort en disparaissant dans le vide, comme je l’ai toujours affirmé. Nous étions encordés.

L’image du nœud de chaise effectué par Max autour de sa taille, ce matin-là, me torture depuis plus de dix-neuf ans. Je baisse les paupières.

— J’ai menti aux journalistes, à la police, aux assurances, à tout le monde. Là où Max et moi nous trouvions, sur cette corniche perdue dans l’espace, il n’y avait pas de témoins. Pas d’enquête. C’était si facile de mentir.

— Mais pourquoi ? Pourquoi mentir ? C’est lié au troisième mot, c’est ça ? Tueur ? Tu l’as tué pour récupérer sa femme ?

Les mots tremblent sur mes lèvres. J’ignore si je serai capable d’aller au bout de ce récit.

— On venait de s’encorder. Je me trouvais devant l’igloo creusé pendant la tempête, et d’un coup, j’ai senti la corde tendre mon baudrier. Max a hurlé et il a disparu avec une partie de la corniche. Mon corps a été traîné sur deux mètres jusqu’à venir se ficher contre une petite barre rocheuse. Seuls mes deux pieds devant moi me permettaient de me retenir, de ne pas tomber avec lui. J’étais dans une espèce de siège de neige que tout attirait vers le bas, mais heureusement, j’avais une bonne assise pour tenir bon. J’entendais Max hurler : « Je me suis pété la jambe ! Je me suis pété la jambe contre la paroi ! Il faut que tu me remontes, Jo ! Tu peux me remonter ! » Sa voix venait de quelque part, beaucoup plus bas. Je savais ce qui l’attendait s’il lâchait. Trente mètres de chute libre avant de gigantesques crevasses, à une altitude où personne ne viendrait le secourir. Il était suspendu dans le vide à cause de l’aplomb, et il n’avait aucun moyen de remonter facilement. Il allait falloir y aller de nos bras, à tous les deux.

Ma mémoire m’a trompé toute ma vie durant, mais je n’ai jamais oublié ces moments-là. Chaque son, chaque détail, chaque crissement de la corde bleu et rouge sur la neige.

— Il y a des techniques pour se sortir de telles situations. Ça se fait avec deux anneaux de cordelette et des nœuds Prussik, ce sont des nœuds autobloquants. Normalement, il suffit de glisser l’anneau à son poignet, d’enrouler la cordelette autour de la corde, de faire coulisser le Prussik vers le haut et de se hisser dessus. De recommencer avec l’autre cordelette, ainsi de suite. Ainsi, on peut même remonter à une seule main. Ça, c’est théorique. Le problème, c’était la situation dans laquelle nous nous trouvions. La corde était tendue dans le vide, elle mesurait vingt mètres. Nos mains étaient dans un sale état, bien pire qu’ici. Nous avions mal dormi, étions fatigués, et Max souffrait le martyre. Même s’il réussissait à remonter jusqu’à moi, même si je tenais le coup, ensuite, que se passerait-il ? Comment pourrait-il redescendre avec une jambe brisée ?

Cette douleur si profondément enfouie et paradoxalement si présente, me coupe les lèvres.

— Ça a duré, duré, avant même que Max commence à faire le premier geste. Il fallait qu’il dégage les cordelettes de son porte-matériel, fasse les nœuds avec des mains gelées. Le temps défile dans ces conditions, crois-moi. Moi, j’étais assis au bord du vide, je ne souffrais pas trop, sauf aux mains et aux cuisses, mais je ne pouvais pas bouger non plus. J’étais piégé, immobilisé par son corps suspendu. Alors j’attendais. J’attendais que les choses se passent. Un tas de pensées bizarres m’ont traversé l’esprit pendant ces minutes, ces heures-là. La première était de me dire que j’étais vivant et que je n’allais pas mourir. Que lui, il pouvait mourir, mais pas moi… Que dans le pire des cas…

Par réflexe, je porte une main sur mon blouson.

— Il y a un objet que n’importe quel alpiniste garde en permanence sur soi, la nuit comme le jour.

— Un couteau…

— Le mien était assez petit et à lame rétractable, mais il coupait merveilleusement bien. Je l’ai sorti de ma poche, ai déployé la lame avec mes dents puis l’ai posé à côté de moi. Il me rassurait, comme un ami. Pendant ce temps-là, les autres pensées étranges arrivaient. Je n’arrêtais pas d’entendre Françoise rire dans ma tête. C’était affreux. Son visage tourbillonnait devant mes yeux. Une fois elle était gaie et, l’instant d’après, je la voyais couverte d’hématomes, de bleus. Ces bleus, ça… ça m’a fait drôle… C’est à ce moment-là que le couteau, il s’est mis à me parler. Je te jure, il me parlait vraiment. Ce n’était pas comme si j’étais fou. Il me parlait… ça fait partie du genre d’hallucinations qu’on peut avoir en haute altitude. Ou dans un gouffre.

Je me tais, je ne peux plus. Toutes ces images me brûlent la cervelle. Michel est presque collé à moi.

— « Tueur. » Tueur, parce que ce couteau, il te racontait que ce serait une bonne occasion de l’utiliser ? Pour te venger des coups de piolet. Et, en même temps, récupérer cette femme que tu n’aurais jamais eue. Un meurtre parfait.

Je ne peux pas aller plus loin, je ne peux pas évacuer des souvenirs jamais évoqués.

— Je ne suis pas un assassin, je te le jure, Michel.

— Tu me le jures ? Ce n’est pas toi, c’est le couteau ? Tu sais ce que vaut ta parole, ici ? Nous sommes si proches de la mort, et tu ne veux toujours pas me lâcher la vérité ?

— C’est la vérité. Je ne suis pas un assassin.

Michel se redresse au ralenti, dans un souffle interminable.

— Vérité ou pas, ça ne change rien. Je ne vois pas ce qui va ouvrir notre cadenas dans ce que tu m’as raconté.

Il ramasse le réchaud et le secoue.

— Il ne reste presque plus de gaz. C’est l’heure, à présent.

Je suis assis. Michel me saisit la main et y pose la pierre tranchante. Je refuse de croire que l’aventure s’arrête là. Que dans une minute, je vais me retrouver seul dans ce gouffre. Alors, je m’accroche à la cheville de Michel et le supplie de m’emmener avec lui. Il se baisse, retire mes doigts de sa jambe mais je m’y agrippe encore.

— Me laisse pas.

— Faut abréger. J’ai horreur des adieux. Ne me complique pas la tâche, tu te doutes bien que j’ai peur de passer de l’autre côté, moi aussi. Qui sait ce qui nous y attend.

Encore, il me repousse. Je me résigne, à quatre pattes comme un chien. Je m’approche du corps mou de cette imitation de ma fille, le serre contre moi, lui caresse les cheveux. Michel est debout, le réchaud et la bouteille devant lui.

— Bon… C’est maintenant que je te dis au revoir. Au revoir, Jo. En d’autres circonstances, peut-être qu’on aurait pu être amis, tous les deux.

Je ne réponds pas, les mots ne sortent plus. Je caresse ma fille. Michel regarde droit devant lui, vers la galerie. Et d’un coup, il me tire vers l’arrière.