— Des lettres, des chiffres. Et le cadenas s’ouvre. Je crois que j’ai pigé ! Les chiffres se cachent peut-être dans ces trois mots !
Je ne réponds pas, amorphe. Son index suit le mot « Voleur ». Il lui faut deux bonnes minutes pour calculer, associant chaque lettre à un chiffre.
— 92. Non, 93, ça fait 93. Oui, oui, ça pourrait marcher. « Voleur », ça vaut 93 si on additionne chaque nombre correspondant à la position de la lettre dans l’alphabet. V égale 22, O égale 15, tu comprends ? Ça donne 93, et 93 est constitué de deux chiffres…
Un ressac d’énergie me traverse alors le corps.
— Il y a trois mots, je réplique. On pourrait avoir nos six chiffres du cadenas en les mettant bout à bout. Mince. On dirait que t’as raison.
Il acquiesce avec conviction.
— Compte avec moi. Compte !
Sans un bruit, nous calculons. J’ai du mal, je dois m’y prendre à de multiples reprises.
— J’ai 96 pour « Menteur », je dis enfin.
— Pareil pour moi.
Il ne doit pas rester un seul centilitre de mon sang qui ne bouille pas. Jamais mon organisme n’a véhiculé tant d’émotions en si peu de temps.
— 83 pour « Tueur » !
— J’ai 85. On recommence.
Je tombe bien sur 85, cette fois. Je me relève, le souffle coupé. À deux, nous courons vers la tente, nous nous précipitons à l’intérieur sans retenue. Sous la faible lumière, le linceul de Farid s’impose soudain à ma vue et me vrille l’estomac. Ça sent la mort, le cadavre frais. La gorge serrée, je m’oriente vers le coffre, le tire vers moi et m’agenouille devant le cadenas. Je suis obligé de tenir mon poignet droit avec ma main gauche, tellement je tremble. Michel me pousse sur le côté et prend ma place.
— Laisse-moi faire, tu n’arriveras jamais à tourner les molettes dans ton état. T’es au bord de la crise de nerfs. Les numéros, tu te rappelles ?
— Oui, oui. 93 ? Puis…
Je ne me souviens plus du reste, déjà. Des spasmes m’agitent de partout.
— 96 pour Menteur, complète Michel. Puis le dernier. 85, pour Tueur…
Au moment où il tourne le dernier chiffre, un déclic se fait entendre. Nous nous regardons en silence. L’image de la liberté n’arrive même plus à s’imposer à moi, je n’ose imaginer, une seule seconde, que je pourrais me retrouver dehors, à la lumière du soleil.
— Vite, vite !
Je songe à une clé. La clé qui me libérera de mon entrave, me permettra de franchir la ligne rouge avec Michel. De partir de l’autre côté, vers le monde des vivants. D’aller rejoindre Claire, Françoise, peut-être. Et Michel pourrait même donner sa moelle osseuse ! Ô Seigneur ! Comment est-ce seulement possible ? Voilà deux minutes, nous allions agoniser, et là…
Michel retire délicatement le cadenas du système de fermeture.
Méfiant, il lève le loquet, s’abaisse plus encore, écarte légèrement le lourd couvercle en acier. Je n’en peux plus, je vais crever par manque d’air. Le coffre est ouvert, le couvercle me bouche la vue. Michel oriente la flamme du réchaud vers l’intérieur. Je veux m’approcher, mais il rabat alors soudainement le couvercle et me plaque une main à plat sur la poitrine.
— Non. Tu ne devrais pas.
Sa voix, terrible. Je serre la pierre tranchante, jusqu’à me blesser.
— Je veux voir ! Qu’est-ce que c’est ?
J’imagine le pire. Une tête coupée, une autre photo de ma femme et de mon enfant, mutilées.
La face de métal se fige face à moi, de longues secondes.
Un silence interminable.
Michel finit par ouvrir de nouveau le couvercle.
Sa main droite chasse la mousse intérieure qui empêchait les claquements. Avec l’orientation, la lumière et le coffre, je vois d’abord une ombre se détacher sur la paroi de la tente, agrandie, démesurée.
Pas une clé. Pas une tête ni une photo. Bien pire.
Une hache.
44
« Je ne ressentais aucune émotion particulière. Je ne pouvais rien pour lui, et même si, selon toutes probabilités, il allait glisser, dévaler la pente et se tuer, je l’observais avec un certain détachement. Dans un sens, j’espérais même qu’il tomberait. Je ne pourrais jamais l’abandonner tant qu’il était capable de lutter, pourtant je me sentais impuissant à lui venir en aide. D’autre part, je savais que, seul, j’avais toutes les chances de m’en sortir, alors que si je tentais de le tirer de là, nous risquions fort d’y rester tous les deux… »
Extrait de La Mort suspendue (2001), de Joe Simpson
Témoignage que Jonathan Touvier a toujours refusé de lire
Seul sort un filet de voix à peine audible de ma bouche :
— Il existe peut-être une autre solution. Peut-être que…
Ça fait dix minutes que je cogne la hache contre les maillons de ma chaîne. Il n’en résulte que de pâles jets d’étincelles. Cet outil doit bien peser trois kilos, avec une tête rouge en acier à simple tranchant, un manche verni, coupé en deux pour que l’outil entre dans le coffre.
— Non, il n’y a pas d’autre solution, et tu le sais. Arrête de cogner, tu vas bousiller la lame. Il faut qu’elle reste le plus acéré possible. Enfin je dis ça, c’est pour ton bien. Maintenant, donne-la-moi, et éloigne-toi, si tu ne veux pas voir.
Mon front sue à grosses gouttes. Michel m’arrache l’outil des mains et hoche le menton vers le linceul.
— On n’a pas le choix. Vous êtes deux à posséder une entrave, et donc un émetteur. On commence par lui.
« On commence par lui. » Il porte la hache devant son masque et fait tourner la lame.
— Dis, tu connaissais son vrai nom, à Farid ? Afin qu’une fois sortis d’ici, on puisse… Enfin, tu vois ce que je veux dire ?
Je pense à la hache, à ma main, à mon corps. À Farid aussi. J’ai aimé ce gosse, pourtant je ne sais rien de lui, pas même son identité. Michel pose sa deuxième main sur le manche.
— Éloigne-toi.
Sans relever, je m’enfuis dans l’obscurité. Quand ce calvaire cessera-t-il ? J’ai si peur. Je me laisse glisser contre une paroi, le regard rivé vers notre abri. L’ombre de Michel grimpe sur la toile, difforme. La hache ressemble à la gueule ouverte d’un serpent prêt à mordre. Il se penche, déplace le linceul, je suppose. J’imagine le corps nu et blanchâtre du jeune beur, face à ce bourreau masqué. Bon Dieu, Farid souhaitait être lavé, enterré convenablement, il voulait qu’on prie pour lui. Mais même dans la mort, on le souille. J’ai envie de me lever, d’aller tout interrompre, mais je n’y arrive pas.
L’ombre se cabre, haut dans la tente, et rabat d’un coup ses bras vers le sol.
Même avec mes oreilles bouchées, le bruit du métal contre l’os me transperce. Le genre de craquement qu’on n’oublie jamais. Je lâche un cri étouffé, alors que l’ombre se redresse, encore, et qu’au-dessus du lourd crâne métallique, des filets de sang s’étirent comme des crocs. Nouvelle attaque, plus rapide, décisive, accompagnée du hurlement de Michel dont je me souviendrai jusqu’au dernier souffle.
On me touche soudain l’épaule, je crie et bascule sur le côté.
— Ce n’est que moi.
Michel se tient à mes côtés. J’ai dû, je ne sais pas, m’évanouir quelques secondes. Il m’attrape le poignet et me tire vers la tente. Je ne veux pas rentrer à l’intérieur, mais il me dit que Farid n’est plus là.
— Où est-il ?
— Quelque part, dans cette grotte. Allez, viens.
Les parois internes de la tente, comme le masque de Michel, perlent de sang. Ça dégouline encore. J’aperçois des fentes profondes dans le tapis en mousse. Je me sens mal, tandis que Michel me montre le petit rectangle verdâtre qu’il tient entre le pouce et l’index. On dirait un circuit imprimé, troué en son centre.