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— Quoi ? On s’en fout ! Vas-y ! Frappe !

— Non, non… Pas maintenant. Je… (Long silence.) On peut encore attendre un peu, hein ? Ça fait mal, des doigts coupés. Ça ressemble à des aiguilles chauffées à blanc, qu’on t’enfonce une à une. Une main, ça doit être encore pire. On peut…

Le gaz commence à s’essouffler. Je donne de grosses claques sur sa face d’acier.

— Fais-le ! Tranche cette main !

Je le perds, il se fige en regardant son fichu membre estropié.

— Tu l’as tué, Jonathan ? Dis-moi juste si tu l’as tué. Moi, je ne peux pas faire de mal à des innocents. Tu le sais.

Le gaz tressaute, pour la deuxième fois. Ce n’est pas le moment que Michel sombre. Je me mets à hurler :

— Le troisième mot disait la vérité ! Je suis un tueur !

Mes yeux ne reflètent plus que de la haine. Michel me regarde, immobile.

— Oui, j’ai tranché la corde en maudissant Max Beck !

Je me mets à rire. Ce rire dément qui devient incontrôlable et m’envahit les tripes.

— Il avait presque réussi à remonter avec les nœuds Prussik. Il n’était plus qu’à un mètre de moi quand j’ai coupé. Je l’ai tué pour avoir sa femme. Max est tombé en me voyant perché au-dessus de lui. T’es ici à cause de moi. Parce que je suis un assassin. Parce que je paie mon crime. Je suis un menteur, un voleur et un tueur.

Je ris encore. D’un mouvement très violent, Michel pousse ma tête vers l’arrière. Sa respiration gonfle, il souffle par le nez. Ça y est, il est revenu à la réalité, il va le faire. Mon rire s’estompe sur-le-champ. Je détourne le front, enfonce le mors au travers de ma bouche. J’ai peur de fermer les yeux, mon front perle, j’ai chaud, très chaud.

Je pense à ma famille. Des couleurs défilent sous mes paupières, des étoiles, des papillons. Mon cœur bat vite et partout, dans mes tempes, ma gorge. Ce n’est pas bon, la pression devient trop forte, le sang va vouloir gicler, maculer la toile, repeindre les duvets. J’entends alors la voix de Michel :

— C’est seulement maintenant que l’enfer commence.

Le feulement de la lame.

Déconnexion.

45

« Les hommes jouent la tragédie parce qu’ils ne croient pas à la réalité de celle qui se déroule véritablement dans le monde civilisé. »

Phrase de José Ortega y Gasset, que Jonathan Touvier aimait citer dans ses articles pour le magazine Extérieur

C’est comme une palpitation à l’intérieur de la paupière. La sensation d’un voile clair qui sursaute dans le vent. Je perçois chaque pulsation amplifiée que pousse mon cœur dans mes artères.

Puis plus rien.

D’autres sons, qui reviennent, plus tard sûrement. Des grésillements de voix, des couinements de semelles, l’écoulement entêtant du liquide qui tombe en goutte à goutte.

J’essaie d’ouvrir les yeux, mais mes paupières restent figées. Les nerfs de mon cou se cabrent, instantanément, et ma respiration s’accélère.

L’intolérable sensation d’un cauchemar qui recommence.

La tente, les gants, les duvets, le gouffre.

J’ai le souffle coupé.

— Non ! Non !

— Doucement. Ne bougez pas.

Une voix. Une voix qui n’est ni celle de Michel, ni celle de Farid.

Farid est mort. Michel lui a piqué ses vêtements et tranché le pied.

On appuie sur mes épaules, mes bras. On dirait que mes jambes sont collées, je ne parviens pas à les remuer. Des sons inaudibles sortent de ma bouche, je bafouille et tousse longuement. La voix grave, empreinte d’un accent allemand, revient.

— Je vais ôter les adhésifs sur vos paupières. Vous allez alors ouvrir très, très lentement les yeux, d’accord ? La lumière pourrait vous brûler, alors allez-y calmement. Si vous sentez la moindre douleur, vous refermez.

On me touche le front. Des doigts appuient sur mes yeux. Un crissement de sparadrap qu’on décolle.

— C’est bon. Essayez.

Je tente de contrôler au mieux mes muscles oculaires. Je referme dans un petit gémissement. Ensuite, des formes floues apparaissent dans mon champ de vision. Très vite, elles se matérialisent en silhouettes humaines. Il y a, autour de moi, autre chose que ce maudit gouffre. Une impression de vie, de chaleur, de mouvement. Mes yeux sont à présent complètement ouverts, mais la netteté n’arrive pas encore. Je sens un liquide froid glisser sur ma cornée. On me demande de cligner des paupières.

Un homme approche. La voix qui me parle depuis mon réveil provient de lui.

— Votre vision devrait revenir d’ici quelques minutes. Il faut laisser le temps à vos muscles de retrouver leur élasticité. Vous souffrez d’un léger strabisme divergent, dû à l’obscurité et à un enfermement prolongé.

Un enfermement prolongé, oui, oui. Huit jours, huit longs jours au fond d’un gouffre. Alors ça y est ? C’est terminé ? J’en suis sorti ?

— Où… ?

— Vous vous trouvez dans un centre hospitalier. Je suis le docteur Yugmann. Vous vous rappelez votre nom ?

Je mets du temps à répondre. Les images me parviennent fragmentées, comme sur des kaléidoscopes.

— Jo… Jonathan Touvier.

— Très bien, monsieur Touvier. Et vous habitez le quartier du lac, à Annecy, n’est-ce pas ?

J’essaie de me redresser, de tourner la tête. Quelque chose, dans mon organisme, m’en empêche. Tout s’embrouille. Un hôpital… Un docteur… Un vrai lit… J’ai des milliards de questions à poser, je n’y arrive pas. Mes lèvres bafouillent.

— Oui. Annecy. Je…

Les multiples images sur mes rétines commencent à s’assembler. Les visages autour oscillent, se détendent, deviennent nets, parfois. Je distingue un autre médecin et un homme à la peau foncée, dans un uniforme sombre.

— Farid ? C’est toi, Farid ?

On se penche au-dessus de moi.

— Qui est Farid ?

Dans un pénible effort, je réussis à décoller la nuque de mon oreiller. Un drap blanc recouvre mon corps, jusqu’à la poitrine.

— Farid est mort.

Je tente de bouger mes bras sans y parvenir.

— Soulevez le drap, je murmure. S’il… vous plaît.

— Pourquoi ?

— Je vous… en prie… J’ai le droit de voir. C’est mon corps.

Il s’exécute. Je plisse les yeux. La lumière m’indispose encore un peu.

Sur le matelas, je suis nu. Ma carcasse est pitoyable, lardée de bleus, de coupures, de grosses taches foncées. Chacune de mes côtes creuse ma peau, mes os saillent. Très vite, mes yeux descendent vers mon bras droit, posé le long de mon flanc.

Je découvre l’impossible, je bats des paupières, plusieurs fois. Je dois rêver. Ma main est là, intacte. En serrant les dents, je parviens à remuer les doigts. Puis sans savoir comment, mon bras perfusé se lève, amène cette main incroyable devant mon regard. Les doigts apparaissent dans un sale état, craquelés, presque noirs, mais ils sont bel et bien là, à cinq.

— Ce n’est… Ce n’est pas possible. Ma main. Comment peut-elle encore se trouver là, au bout de mon poignet ? Il… Il me l’a tranchée…

J’agite chacun de mes doigts dans un sourire qui me fait mal aux lèvres. Le médecin se frotte le menton. Je le vois distinctement à présent. Il est plutôt jeune, avec des iris noirs et de petits sourcils. Je détourne la tête. Une plante verte, sur ma gauche. Un coin de ciel bleu, par la fenêtre. Des couleurs, des sons. Une larme coule sur ma joue, j’éclate de rire.

— Je suis vivant ? Je suis vraiment vivant ?

Un autre docteur, situé en arrière-plan, se présente devant moi. Il porte une pochette à élastiques qu’il pose sur mon lit. Le premier médecin s’écarte.

— Je puis vous l’assurer, il me dit. Monsieur Touvier, je suis le docteur Patrick Parmentier. Je suis psychiatre.