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Mon rire s’arrête net, ma joie se dissout. J’avale ma salive difficilement.

— Un psychiatre ?

— Avouez qu’avec ce qui vous est arrivé, cela justifie la présence d’un psychiatre, non ?

Il me sourit. Il doit avoir une quarantaine d’années, il perd déjà ses cheveux bruns. Je tourne la tête de l’autre côté. Les murs jaunes, le carrelage gris et bleu, les ombres qui circulent dans les couloirs, avec tous ces bruits merveilleux. J’entends même un enfant pleurer, quelque part. J’inspire profondément. La bonne odeur des produits médicaux. Pour la première fois de ma vie, je suis heureux de me trouver dans un hôpital.

Je reviens vers lui.

— La date. Dites-moi quelle date on est, précisément. Le 5, le 6 mars ? J’ai disparu le 25 février. Huit jours. Huit jours, je crois.

— Huit jours ? Nous en sommes à plus du double. Nous sommes le 14 mars.

— Le 14 ? Mais…

Je me redresse en grimaçant. Ma tête tourne. Le médecin vient m’appuyer sur les épaules, me contraignant à rester allongé.

— Françoise ? Claire ? Où est Claire ?

— Chaque chose en son temps. Cette histoire semble extrêmement compliquée, et nous devons y aller progressivement.

Je me redresse, en dépit de ses efforts pour m’en empêcher.

— Dites-moi d’abord où sont ma femme et ma fille !

Il se racle la gorge.

— Il est encore trop tôt pour…

— Dites-le-moi, bon sang !

Il se tourne vers son collègue, puis revient à moi. Chaque seconde écoulée est une coupure sur mon corps. À chaque fois, je pense avoir vécu le pire moment de ma vie. Et à chaque fois, ça recommence.

— Votre fille vous attend dans le couloir. Elle est venue en voiture avec vos collègues de travail, dès qu’elle a su.

Je laisse ma tête choir sur l’oreiller, les bras écartés.

— Seigneur, elle est vivante. Ô merci, Seigneur… Et Françoise ? Comment va Françoise ? La greffe va-t-elle pouvoir se réaliser ?

Il prend son souffle et lâche sa phrase d’un coup :

— Votre femme est décédée il y a une semaine suite à une aggravation de son état. Les médecins affirment qu’elle est morte dans son sommeil, elle n’a pas souffert. Je suis désolé.

Mes ongles s’enfoncent dans les draps. Les larmes coulent toutes seules. Tout se met à bourdonner. Je me recroqueville en boule et abandonne une longue plainte.

La voix du psychiatre, qui résonne soudain :

— Nous vous laissons seul, puis nous reviendrons ensuite. Voulez-vous voir votre fille maintenant ?

J’acquiesce, le menton contre les genoux. Mes lèvres tremblent.

— Ma mère… Vous…

Il parle doucement. Sa voix me fait tellement de bien.

— Elle est au courant de tout. Elle vous sait ici. En sécurité. Elle a des difficultés à se déplacer et…

— Je veux voir Michel aussi.

Une infirmière s’approche de ma perfusion et y injecte quelque chose. Le médecin se tient tout près de moi, il ne parle pas fort.

— À tout à l’heure. Reposez-vous, vous allez avoir envie de dormir. Et profitez de votre enfant. Elle vous a ramené une valise de vêtements. Si ça ne tenait qu’à moi, vous ne quitteriez pas ce lit avant une bonne semaine. Mais la police est très pressante. Alors demain, ou après-demain, si tout va bien, nous nous rendrons en ambulance à l’endroit où nous vous avons retrouvé. Nous allons tous avoir besoin d’explications, vous comprenez ?

Je ne l’entends plus. L’aiguille qui me rentre dans le bras me fait mal. À nouveau, j’ai l’impression de voguer. Je flotte, la porte grince, je me tourne.

Ma fille, mon enfant, mon bébé.

Je tends une main tremblante, elle se jette sur moi, pleure dans mon épaule et m’étreint de toutes ses forces. Je renifle ses cheveux, sa peau, ses épaules. Je sens sa chaleur.

Elle s’écarte de moi, toute tremblotante. Je lui souris.

— Claire. C’est toi ? C’est bien toi, mon bébé ?

Elle acquiesce et se retient d’exploser en sanglots. Le dos de sa main vient contre ma joue.

— Je te croyais morte…

Elle me sourit à son tour, difficilement.

— Je t’aime, papa.

Je la serre plus fort encore. Son haleine tiède me caresse la nuque. Je voudrais que ce moment ne cesse jamais. Je lui pose des questions sur Françoise. Je veux connaître le détail de chaque minute, chaque heure que j’ai passée loin d’elle. Claire a du mal à me répondre, elle se lève, marche, revient. M’explique par intermittence. Jusqu’au bout, Françoise a cru que je reviendrais. Elle s’est endormie avec cette pensée, sans souffrance.

— Ils vont bien s’occuper de toi ici, papa. Puis quand tout ira mieux, on rentrera à la maison.

Je m’écarte un peu d’elle. Je m’enivre de chaque détail de son visage. Je veux la contempler, je la contemplerai jusqu’à la fin de ma vie.

— On t’a fait du mal ? Que t’est-il arrivé en Turquie ?

— On ne m’a pas fait de mal, papa. Tout s’est très bien passé en Turquie. C’était une belle expérience.

— Et ce mail où tu étais à Troie… C’est toi qui… me l’as envoyé ?

Elle fronce les sourcils.

— Mais bien sûr ! Qui d’autre ?

Je me frotte les yeux, encore. Ça n’arrête pas de couler.

— Claire, tu dois me dire… As-tu vu un homme, il y a quelques semaines ? Quelqu’un que tu ne connaissais pas, et qui est venu te voir ? Il a presque mon âge. Il est grand, sûrement blond. Il s’appelle Max. Max Beck.

— Non, non. Je ne connais aucun Max Beck.

Je lui caresse les cheveux et observe ses yeux qui, aujourd’hui, me blessent. Max avait ce regard-là, elle est sa fille.

J’essaie de fouiller dans ma mémoire, de comprendre.

— Un mannequin en latex de toi, nue et recroquevillée… ça te dit quelque chose ?

Elle soupire.

— Bien sûr. Je t’en ai déjà parlé, papa, c’était il y a cinq ou six mois dans le cadre de notre projet scolaire à long terme. Je t’ai aussi raconté que quelqu’un avait mis le feu à notre atelier de maquillage, que le travail de tous les élèves était parti en fumée, mais tu ne m’écoutais pas. Je parlais à un mur. Avec le cancer de maman, t’étais ailleurs. Tu étais souvent ailleurs, ces derniers temps.

Je la sens au bord des larmes. Claire n’a plus pleuré devant moi depuis bien longtemps. Elle peine à me poser sa question :

— Mais pourquoi tu me demandes tout ça ?

Résigné, déboussolé, je me couche sur le côté sans répondre, elle m’accompagne. Quelque chose de fort me pousse vers le sommeil, sans que je puisse lutter. Je ferme les yeux. Avec ma fille qui me caresse le dos, je suis bien.

46

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »

Pascal, Pensées (1670). L’une des toutes dernières lectures philosophiques de Jonathan Touvier, janvier 2010

Je suis seul, depuis longtemps. Une infirmière m’apporte à manger, je me jette sur la nourriture sans utiliser les couverts. J’engouffre les pommes de terre et les morceaux de poulet dans ma bouche.

Un autre docteur me fait sortir du lit et marcher dans la chambre. Je m’attarde près du radiateur, je ferme les yeux et reste là, sans bouger. On me pèse. Soixante et un kilos, j’en ai perdu neuf. On me rase la barbe, me coupe les cheveux et les ongles, me passe des pommades sur les membres, les extrémités, on m’injecte des substances dont j’ignore les effets. Je me plains des genoux, des reins. Je pose des dizaines de questions, on me répond : « Plus tard, plus tard. » On note des trucs sur des machins, injecte des produits dans mon cathéter. Puis on m’amène à manger, encore. Cette fois, j’utilise les couverts, ils sont en plastique ici aussi. Je m’allonge et regarde la télé, ma main droite tourne devant mon regard vide. Parfois, au niveau de ma porte, je vois des ombres, perçois des chuchotements. Je ne me sens pas tout à fait moi-même, je n’arrive pas à réfléchir, à analyser la situation. J’ai peur de m’endormir et de me réveiller dans le gouffre. J’ai la frousse que le monstre aux pattes en forme de spatules revienne me hanter.