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Bien plus tard, on m’enlève enfin la perfusion. Alors, mon organisme retrouve sa force. À nouveau, mon cerveau fonctionne à vitesse normale. Les milliards de questions reviennent, les interrogations. Le masque de Michel oscille devant moi, je sens son haleine contre ma nuque et j’entends la hache siffler dans l’air. Le bruit d’os broyés me torture. Je me couche en gémissant, les mains sur les tempes.

Je suis debout, je vais et viens. Je regarde par la fenêtre. Dehors, il neige, de gros flocons viennent s’écraser sur la vitre. Un flic rôde devant ma porte et m’empêche de sortir. J’ai beau grogner, appeler, il ne décroche pas une syllabe. Je n’ai qu’une envie : quitter cet hôpital avec ma fille et aller retrouver Françoise. Elle souhaitait être incinérée, et s’envoler pour toujours dans l’espace, au-dessus d’un grand ravin. Je veux exaucer son ultime vœu. Après seulement, je chercherai à comprendre.

Le psychiatre et deux autres policiers en tenue arrivent enfin. Leurs visages sont sombres, les lèvres de l’un d’eux disparaissent derrière une épaisse moustache noire. Il me fait penser à un bûcheron. Ce doit être le chef.

— Vous allez bien ? me demande Parmentier.

Je suis assis sur mon lit, mes pieds nus et craquelés touchent le sol.

— Ça fait au moins deux jours que je moisis ici. On m’empêche de voir ma fille, on ne répond pas à mes questions, on me met des saloperies dans le sang. Je ne sais même pas dans quelle fichue ville je me trouve ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Ça fait trois jours, plutôt, que vous êtes ici. Vous dormez énormément, jusqu’à seize heures sur vingt-quatre, d’un sommeil naturel. Comme si vous végétiez…

Seize heures… J’avais l’impression de ne dormir que par intermittence. Le médecin va vers la fenêtre, les mains dans le dos, puis revient vers moi.

— Vous sortez d’une épreuve difficile, nous vous avons laissé récupérer. Aujourd’hui, vous êtes prêt pour que nous éclaircissions toute cette histoire. Quant à la ville dans laquelle vous vous trouvez… Il s’agit de Metz.

— Metz ?

— Et pour tout vous dire, vous ne vous trouvez pas dans un hôpital de traumatologie, mais dans l’établissement psychiatrique du centre hospitalier de la ville.

— L’établissement psychiatrique ? Vous voulez dire… un hôpital pour les fous ?

Il sourit. Pourquoi tous ceux qui m’approchent sourient bêtement ?

— Non, non, bien sûr que non. Nous accueillons ici les personnes qui arrivent aux urgences traumatologiques et dont la situation demande davantage un soutien psychiatrique que médical. Vous savez, comme les victimes d’enlèvements, de prises d’otages, ou les anciens soldats. Rien qui vous confère l’étiquette de fou, soyez rassuré.

— Je suis incroyablement rassuré. Maintenant, vous devez tout m’expliquer. Comment je suis arrivé ici ?

— Deux randonneurs vous ont repéré, au petit matin. Quand ils ont découvert ce qui s’était passé, ils ont immédiatement appelé la police et l’ambulance. Vous étiez seul. Enfin, presque… Puisque l’autre était mort.

— Mort ? Mais… De qui parlez-vous ? De Michel ? Sa tête avait… explosé ?

Il se relève en soupirant, ouvre son dossier, sort un crayon de sa poche et se met à noter.

— Monsieur Touvier, avant de vous dire quoi que ce soit, nous avons besoin de votre version des faits. Racontez-nous exactement ce qui s’est passé, du début à la fin. Sortez tout ce que votre mémoire vous restitue, même ce qui vous semble sans importance. Nous avons tout notre temps, alors prenez le vôtre.

Pragmatique, il appuie sur le bouton d’un enregistreur numérique, les deux flics s’assoient en face de moi. Je me mets à débiter l’histoire avec envie, je veux expulser toutes ces épreuves. Je raconte mon réveil au fond de Vérité, avec Michel, Pok et Farid. Je décris notre gouffre avec précision, jusqu’à ces stalactites qui nous tombaient dessus ou ces éboulements meurtriers, ou le murmure des gouttelettes, ou les hurlements du courant d’air. Je leur parle du cadavre à la tête explosée. De la mort de Pok, redevenu sauvage, de celle de Farid… Ce système de tente, de détonation qui nous reliait, tous les trois. Ce petit circuit électronique caché dans les entraves. Je leur relate notre souffrance, la faim, le froid, la peur de mourir, à chaque seconde. J’en arrive à la hache, découverte dans le coffre avec le cadenas. Je leur parle de Max, leur demande s’ils ont pu identifier le cadavre, mais ils veulent que je continue à raconter. Les mots, les épisodes se chevauchent pêle-mêle au bout de mes lèvres. Je pleure, je ris sans pouvoir me retenir, je crie si fort parfois que des gens viennent ouvrir la porte. Le gouffre, il se dresse encore là, autour de moi, il me comprime la cage thoracique.

J’ignore la durée de mon récit. J’ai bu cinq, six verres d’eau, la neige a eu le temps de couvrir les toits. Je leur conte tous les détails. Le moulage de Claire dans le glacier, les bottes en peau de Michel, le sac d’argent sur la corniche, mon histoire avec Bienvenue, ma petite araignée danseuse. Quand j’en ai terminé, je lève ma main droite devant moi.

— Il n’y a que pour ma main que je ne comprends pas.

— Votre main enchaînée, que Michel est censé avoir coupée avec la hache, c’est bien cela ?

— Oui. Je ne vois qu’une explication. Il m’a assommé. Peut-être n’a-t-il pas osé couper ? Alors, il a tenté de s’échapper. Et sa tête… Sa tête a explosé. Je ne vois pas d’autre solution.

— Aucune trace de l’entrave sur votre poignet, pourtant.

— Il y avait juste un peu de jeu, le gant qui protégeait la peau, et…

Je fronce les sourcils.

— Écoutez. Vous savez des choses que j’ignore. Alors arrêtez de tourner autour du pot et dites-moi ce qui se passe exactement. Où est Michel ?

Le policier moustachu se penche vers l’avant. Il est grand, avec le crâne presque rasé et les oreilles un peu décollées. Il prend la parole.

— Je vais vous le dire, moi, ce qui se passe. Vous expliquer cette réalité à laquelle nous avons été confrontés, qui est LA réalité. Vous la voulez, LA réalité ?

J’acquiesce, les lèvres pincées. Son regard me transperce.

— Des randonneurs vous ont retrouvé dans la forêt de Fougerolles, sur un sentier de promenade. À deux doigts de la résidence secondaire de l’un de vos amis, qui s’appelle Patrick Busnelle. Vous étiez nu, inconscient, recouvert d’une peau de loup, étalé dans la terre gelée, et dans un sacré sale état. Ces randonneurs, ils nous ont appelés, nous la police, ainsi que l’ambulance. À quelques mètres, sur la propriété vacante de votre ami, il y avait votre véhicule, un pick-up, ainsi qu’un blockhaus à trois niveaux. Un niveau supérieur, un autre à cinq mètres sous le sol, par lequel on accède par un escalier en colimaçon, et un dernier, à neuf mètres de profondeur. Le second niveau est une vaste pièce d’environ vingt mètres sur dix, qui contient une cheminée d’évacuation d’air vers l’étage supérieur, et un puits avec une échelle, pour atteindre le niveau inférieur. Vous connaissez ce blockhaus, monsieur Touvier, puisque vous y avez passé du temps avec votre chien. Je me trompe ?