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— Comment osez-vous ?

Il tend la photo du macchabée au tatouage d’aigle devant lui.

— C’était lui, le donneur de moelle osseuse de ta femme. Porté disparu deux jours avant toi. Et tu le savais. Ta femme l’a rencontré, tu connaissais son adresse. Ne devais-tu pas lui rendre visite, d’ailleurs ? Oh oui… Tu y es allé, effectivement, tu l’as ramené ici et tu l’as assassiné pour empêcher ta femme de se faire greffer. Seulement, il y a un truc qui a déconné. C’est toute… cette mise en scène que je ne comprends pas. Ce qui t’a poussé à t’enfermer ici, te mutiler les paumes, peler ton chien et manger de l’humain.

Je vais décrocher. J’ai soudain mal au front. Une douleur aiguë.

Je tombe.

Quand je rouvre les yeux, je suis dehors, assis contre un arbre, sur le tapis de neige. Le ciel est clair à présent, l’air frais me percute le visage et me fait du bien. Il me faut du temps pour me rendre compte de ce qui vient de se passer. Des révélations qui, les unes derrière les autres, m’entraînent sur les berges de la folie.

En face, le blockhaus me dévisage, du haut de ses murs gris et de ses meurtrières minuscules. Au-dessus, un avion déchire subitement le ciel. Ses réacteurs dévorent l’air et le propulsent dans les nuages. Une onde puissante secoue la forêt : le mur du son. Je sursaute et me recroqueville. Mes poignets sont toujours enserrés dans des menottes. Le cliquetis de chaîne me vrille les tympans.

— Encore un éboulement ?

Je tourne la tête. Le psychiatre s’accroupit devant moi et me tend un gobelet. Les policiers se tiennent autour, ils fument et discutent entre eux. Le docteur lève le menton au ciel.

— Il y a une base aérienne, pas loin. Au fond d’un blockhaus, on pourrait aisément croire qu’à chaque passage il s’agit d’éboulements…

Je porte le café brûlant à mes lèvres et bois une gorgée. Ça me fait tellement de bien, à l’intérieur.

— Je ne suis pas fou. Cette histoire d’assurance-vie est totalement insensée. Jamais, jamais je n’y ai pensé une seule fois. Je n’ai pas tué cet homme.

— Mais vous l’avez mangé. Peut-être est-ce lui que vous avez pris pour Michel ?

— Jamais de la vie.

— Vous êtes-vous demandé une seule fois si les personnages présents dans ce gouffre pouvaient ne pas exister ?

Mes ongles crissent sur la terre gelée.

— Non. Ils étaient réels, autant que vous l’êtes. Tout comme ce gouffre et ce glacier étaient réels. Vous devriez concentrer vos efforts sur la manière de retrouver Max Beck et cesser de vous acharner sur moi. La seule chose que je demande, c’est de rentrer à la maison. Je veux dire au revoir à ma femme. Je veux… voir ma fille.

— Ce n’est hélas pas possible pour le moment.

Je soupire longuement.

— Claire est-elle en sécurité, au moins ?

— Elle l’est.

Je tourne les yeux vers les forêts. Les arbres, éparpillés à l’infini. Je sais que Max est là, quelque part en liberté. Qu’il me surveille. Qu’il sera toujours là où je m’y attendrai le moins. Le psychiatre agite un dossier.

— Vous avez eu quelques problèmes, dans votre adolescence. Une bisexualité non assumée… Votre père, qui ne l’acceptait pas et vous battait. Vos fuites de la maison. On vous envoie en redressement. Adolescent, jeune adulte, vous vous exprimez dans la souffrance du corps et la rébellion.

Il désigne la paume de ma main, blessée par le tranchant de la pierre, sur la corniche.

— Jusqu’à la mutilation, parfois.

— Je ne me suis jamais mutilé ! Je…

— Puis arrivent toutes ces montagnes, ces voyages. Aller toujours plus loin, plus haut, souffrir, toujours plus, pour fuir votre bisexualité. Et vous y parvenez, jusqu’à ce qu’un autre drame vous secoue : la perte de votre meilleur ami.

Il se lève, fait craquer ses genoux et s’agenouille de nouveau avec une grimace. Le froid semble le paralyser.

— Savez-vous que des études médicales récentes ont prouvé que l’altitude dégradait certaines parties du cerveau ? Des lésions… irréversibles, comme chez les boxeurs.

— Peut-être. Ça ne m’a jamais empêché de vivre.

— Ça a pu perturber fortement votre psychisme. Avec votre femme proche de la mort, ces antidépresseurs que vous prenez, ça n’a pas arrangé les choses. Tout s’est stocké, accumulé, pour finir par exploser… Cet univers que vous avez recréé, dans le blockhaus, est un amalgame de différentes périodes de votre vie, avec des objets importants comme ces disques, cette tente, qui symbolise vos quinze années d’alpinisme. Vous avez pratiqué la spéléologie, plus jeune, votre conscience a parfaitement photographié les gouffres, les grottes que vous avez visités. Votre psychisme peut transformer une vulgaire pièce de béton en ce que vous voulez, il suffit d’un habile mélange de vécu et d’imagination. Votre père, homophobe et raciste, ne vous interdisait-il pas de fréquenter des gens de couleur ? Dans votre univers obscur, vous avez fait ressurgir les interdits. Comme la présence de Farid, un jeune Arabe.

Tremblotant de froid, il me sort de sa pochette une photocopie. Mon cœur se serre.

— Vous reconnaissez ?

— C’est le texte de Charles Bowden que j’ai fait graver sur un feuillet de granit rose, pour Françoise.

— « Je rêve du chant des oiseaux, de l’odeur de la terre que j’effrite entre mes doigts, du feuillage vert et brillant des plantes que j’arrose avec soin. Je cherche à acquérir une terre où il y aura des cerfs, des sangliers, des oiseaux, des peupliers et des sycomores. Je ferai une mare où viendront les canards et où, le soir, les poissons sauteront hors de l’eau pour attraper les insectes. » La mare, que vous avez reproduite à l’entrée de la tente. Ces chants d’oiseaux, dont vous avez ramené le disque. Ne vous êtes-vous donc pas interrogé, à votre « réveil », sur la bizarrerie d’un objet tel qu’un vieux mange-disque dans un endroit pareil ?

— Alors c’est ça, votre travail ? Décortiquer tout ce que j’ai pu faire ou dire, pour trouver des rapports là où il n’y en a pas ? Mais les salamandres existent-elles dans les blockhaus ? Et les stalactites ? Je sens encore les odeurs de roche humide, j’entends le bruit de la glace qui craque, de ces gouttes qui jouent des notes de musique en s’écrasant au sol. Le vent aussi… L’avez-vous entendu, vous, dans ce blockhaus ? Vous croyez sincèrement que j’aurais pu inventer une histoire pareille ?

— C’est vous qui doutez de la puissance de l’imagination ? Un enfant de Jules Verne et de Jack London ? Pensez à Farid, à présent. Farid Sans Nom. Il était un mélange de parcelles de votre passé. Ce bon copain maghrébin que votre père vous a toujours interdit, mais aussi un jeune adulte que vous vouliez aimer. Ne vous êtes-vous pas serré contre lui ? Ne lui avez-vous pas donné de l’amour ? Tout n’était que symboles, Jonathan. Fouillez, fouillez dans votre tête. Ne voyez-vous rien de vous-même, de votre personnalité dans Farid ? Hormis ces yeux étonnamment bleus ?

— Farid a vraiment existé.

— Mais si j’en crois votre récit, pourquoi ce Max ne l’aurait-il pas tué directement, après l’avoir utilisé pour descendre le matériel ? Pourquoi l’avoir laissé vivant ?

— Parce que Farid avait un rôle dans la vengeance de Max. Il devait me révéler l’épisode du cambriolage. Il devait aussi me mener au faux cadavre de ma fille, volé à son atelier de cinéma.

— Prouvez que Farid existe, dans ce cas. Donnez des preuves. Quel est son nom ? Où habite-t-il au juste ? Vous avez une adresse ?