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— Stalactites, on dit. Ultrarouge, t’as vu ça dans quel dictionnaire ? Et tu crois qu’un guignol en blouse va débarquer bientôt pour nous ramener chez nous, c’est ça ? Maintenant, si tu pouvais arrêter de te plaindre, ça nous aiderait à réfléchir.

J’ôte la bouteille d’acétylène et je la sangle dans le dos de Michel. Puis je lui tends le casque. Il ne réussit pas à l’enfiler.

— Vous allez ausculter la galerie. Farid et moi, on se tiendra au niveau de la ligne rouge. Surtout, surtout, faites très attention à ne pas percer le tuyau d’alimentation en gaz. Cette lampe fonctionne sur le même principe qu’un briquet. Pas de mouvement trop brusque de la tête, sinon la flamme s’éteint. Dans ce cas, vous tournez la pierre, derrière le réflecteur, et elle se rallumera. Vous pouvez aussi régler sa puissance en manipulant le robinet de gaz. Bien compris ?

Il faut un délai avant qu’il réponde.

— D’accord. Mais je ne ferai pas plus de trente pas. Je vous rappelle que…

— On sait déjà, le coupe Farid. Boum.

Nous nous approchons de la zone limite. Bien que l’entrave de Farid soit plus courte, nous parvenons tous deux à la ligne rouge. J’avise Michel une dernière fois.

— Sans lumière, nous sommes morts, bien compris ? Cette lampe, c’est notre seul et unique radeau de survie. Ne déconnez pas.

Il acquiesce. Les nuages de nos respirations glissent entre nous. Je constate l’apparition d’infimes gouttelettes, sur le casque et nos blousons.

— Un… Deux… Trois…

En comptant, Michel s’éloigne seul.

— On dirait Forrest Gump, ce type, murmure Farid. Ce n’est pas une lumière.

Je distingue le souffle d’ambre, nécessaire à toute vie organique, je devine les coins perdus que le réflecteur abreuve de son feu. Mes doigts se rétractent sur le tissu de mon pantalon. Je me retourne, vois notre tente s’effacer au fur et à mesure que Michel s’éloigne. C’est à ce moment que les bruits s’amplifient. Les gouttes s’écrasent, dégageant différentes fréquences sonores. C’est comme si l’on tapait doucement sur un xylophone.

— On t’a enlevé pendant ton sommeil ? je demande.

— Ouais… Je dors chez ma mère, je sais pas comment on a réussi à entrer dans la maison. Je me suis réveillé ici. Personne, parmi ceux que je connais, aurait pu faire un truc pareil. Ça peut être qu’un psychopathe, un taré. J’espère qu’il a rien fait à ma famille parce que je le tuerai.

La famille… Françoise est à l’hôpital, elle ne craint rien. Ma fille Claire se trouve en Turquie pour encore quinze jours, à voyager et faire des moulages en latex pour le cinéma. Ma mère termine sa vie en maison de retraite et mon père est mort. Farid parle plus bas :

— T’entends ces bruits ? L’eau, l’air ? On dirait que ce putain de gouffre chante.

Il a raison, bon Dieu !

— Et puis, ça fait tellement drôle, tout ce noir. T’es déjà descendu dans une mine ? J’ai pu visiter la dernière d’entre elles, là-haut dans le Nord, avant la fermeture. Là-dedans, il faisait aussi noir mais, au moins, on sentait la vie, la présence de l’homme. Puis mon grand-père, il a raconté qu’il y avait les bruits des pioches aussi, les voix des mineurs, des toux, qui te rappelaient qu’en haut, malgré l’horreur du travail, il y avait un lendemain. Mais ici, il est où le lendemain, hein ?

Il est où le lendemain ?… Je pense alors à Françoise, et n’ose pas imaginer à quel point elle est inquiète, à l’heure qu’il est. Elle a dû abandonner des tonnes de messages sur mon téléphone portable. Nous sommes, je pense, mercredi. Je devrais, en ce moment même, rencontrer enfin le donneur de moelle osseuse, avec elle. Celui que nous attendions, depuis presque deux ans et qui, dans quelques jours, offrira la vie à ma femme. Avec son métier à l’hôpital et ses relations, Françoise a réussi à obtenir l’identité du donneur ; elle voulait connaître celui qui la sauverait et le remercier. Il a accepté de nous recevoir. On a tellement de projets, tous les deux. Dans son implacable cruauté, sa leucémie nous a ouvert les yeux.

Dans un grognement, je tire sur ma chaîne, je recule, la claque au sol.

— Oh ! Papy ! Pas le moment de péter un câble, on a besoin de toi. Rapproche-toi, si tu veux pas que l’autre sac de boulons parte en miettes.

Je le saisis par le col.

— Ne m’appelle plus jamais papy, d’accord ?

Il ne sait pas qui je suis, il ignore qu’à seize ans, je grimpais déjà le long d’une cascade à mains nues, sans matériel, alors que lui devait traîner dans les rues. Je le repousse vers l’arrière. Là, maintenant, un sentiment épouvantable m’assaille. J’ai la brutale certitude que la lettre ne ment pas, qu’on ne viendra plus jamais nous chercher. Vous allez tous mourir. Nous sommes en plein hiver, sous terre, si profondément enterrés que nul insecte ne dévorera nos cadavres. J’en ai déjà rencontré, des situations désespérées, des instants où la Mort est proche au point qu’on en sent l’haleine fétide. Mais c’était il y a longtemps, si longtemps. J’ai une femme, une fille qui grandit et que j’aime. Je ne veux plus de tout ça, j’ai donné. On a beau dire, mais un bon alpiniste est un alpiniste en vie.

L’ultime pulsation du photophore, loin devant, s’éteint. La voix, le comptage, les pas… Plus rien. Juste les gouttes, le glissement de l’air, nos poumons qui sifflent.

— Michel, ça va ?

Ma voix bondit de loin en loin, avant de s’éteindre elle aussi. Michel aurait dû m’entendre et répondre. Je patiente quelques instants, et renouvelle mon appel.

— Michel ?

— Michel, putain !

Soudain, c’est la délivrance. Le pouls lumineux rampe de nouveau le long des parois. Je renforce ma prise autour du collier de Pok. Bien qu’il ne grogne pas, je le sens à l’affût. Farid retrouve sa verve.

— Ça t’arracherait la gueule de répondre quand on t’appelle, Deux de tension ?

La lampe continue à avancer, le halo grossit, nous lèche les chaussures.

— On est sauvés. Je crois qu’il y a plein de trucs de survie, là-dedans.

7

« L’aspect principal de ma tentative a été la rupture avec le monde extérieur, par conséquent la suppression de la cadence normale du temps, la succession des nuits et des jours, et plus l’absence de contacts sociaux. Ainsi vivant selon le rythme interne et ancestral de l’homme, j’ai voulu voir s’il se brisait ou non… »

Michel Siffre, Hors du temps (1963)

Deux oranges, deux bouteilles de vodka, deux paquets de gauloises, un briquet, une casserole, deux assiettes, deux fourchettes en plastique, deux gobelets transparents, cinq petites bouteilles de propane, et un réchaud Coleman avec un raccord.

Triste bilan des trois allers et retours de Michel vers la galerie. Farid s’est jeté sur les clopes, il a peiné à ouvrir le paquet, tant ses doigts tremblaient. Il tire à présent sur sa cigarette avec gourmandise. Je fixe Michel :

— C’est ça que vous appelez plein de trucs de survie ? Vous êtes sûr qu’il n’y a rien d’autre ?

— Pas au bord, en tout cas. Mais il y a un virage, je n’ai pas regardé derrière. Je vais aller y jeter un œil. Mais je voulais vous faire profiter de ce… de ces choses-là.

Je hoche le menton vers Farid.

— Curieux, pour les gauloises… C’est pas la marque que tu as demandée dans la tente ?

Après l’euphorie des premières bouffées, Farid se remet à grogner :

— Et alors ?

— Comment notre tortionnaire pouvait être au courant ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Moi, ce que j’ai remarqué, c’est que tout est par deux. Qui est de trop, ici, à ton avis ? Toi, le montagnard, lui, le deux de tension, ou moi, l’Arabe ? On le forme, le trio de choc.