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Pokhara renifle furtivement chacun des objets, tandis que Michel secoue l’une des bouteilles de propane.

— Il y en a cinq, bien pleines. Ça veut dire qu’on va rester ici longtemps. C’est bien ça que ça veut dire ?

Je prends l’objet entre mes mains et l’étudie attentivement.

— C’est une belle réserve en effet. Une bouteille de ce type, c’est deux heures à plein régime, et huit à neuf heures à bas débit. Il y a de quoi tenir plusieurs jours, voire des semaines si on s’y prend bien.

— Tant de gaz, et il n’y a rien à cuire. Alors, à quoi ça sert ?

Sa question est stupide, mais elle reste sans réponse. Il repart vers la galerie, les épaules voûtées. Deux minutes s’écoulent. Et soudain, il revient en courant, à bout de souffle. On dirait qu’il a le diable aux trousses, il tombe, se relève, court à nouveau. Il s’arrête devant nous, lâche le casque à ses pieds et s’escrime sur sa face de boulons. Il en hurle de rage.

— Pourquoi ? Pourquoi !

En se redressant tout à coup, il tend le tuyau de la réserve d’acétylène, qui tire sur le casque et le propulse sur le côté sans que la flamme s’éteigne. Je force sur ma chaîne, en colère.

— Oh ! Faites gaffe avec notre lumière ! Bon sang !

Il ne m’écoute pas. Il va, vient, nerveux.

— Racontez-nous. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

— Quelqu’un… Il y a quelqu’un, derrière le virage.

Farid et moi, on se regarde. Je sens l’ombre d’un espoir me prendre aux tripes.

— Me dites pas qu’il est enchaîné, lui aussi.

Il secoue la tête.

— Non, non… Pas enchaîné… Il… Il est mort.

8

« Je doute que quelqu’un puisse prétendre aimer vivre à haute altitude. Il est impossible de fumer ; manger donne envie de vomir ; l’huile des sardines, le lait concentré et la mélasse se renversent partout ; à l’exception de très brefs instants, il n’y a rien d’autre à contempler que la morne confusion qui règne sous la tente et le visage desquamé et barbu de son compagnon d’escalade. Fort heureusement, le bruit du vent couvre la respiration de son nez encombré. Mais le pire, c’est le sentiment d’abandon complet et d’incapacité à faire face à un danger soudain… »

Sur cette montagne (1943), de Eric Shipton,

grand alpiniste qu’estimait beaucoup Jonathan Touvier

La vision qui s’impose à nous est improbable, terrifiante. Droit devant, à l’entrée de la galerie, Michel a posé le casque frontal sur le ventre d’un cadavre, qu’il tire par les chevilles. C’est terrible, on dirait un homme des cavernes qui ramène le fruit de la chasse à sa tribu affamée.

En plissant les yeux, je devine la vaste traînée rouge qu’abandonne cette masse blanchâtre, par l’arrière de son crâne. Ses deux bras sont repliés. Michel respire bruyamment, il fume de partout. Le moindre effort, dans un milieu froid et sursaturé d’humidité, brûle des calories.

À la différence de Farid, qui s’approche et s’agenouille, je reste figé en empoignant Pok par le pelage. Je me sens incapable de bouger, observant le dos de Farid et cette horrible phrase : « Qui sera le tueur ? »

Mes yeux partent de nouveau sur le cadavre. C’est curieux, il ne porte pas de chaussures, ni même de chaussettes. En fait, il est totalement nu. Un tatouage d’aigle s’enroule autour de sa cuisse. Farid s’approche de ce qui a été un visage et qui a complètement disparu. Le sang a une couleur sombre, presque noire. L’homme est – était – chauve, plutôt costaud mais moins que Michel. On dirait un tronc mort, avec les deux jambes à l’équerre par rapport au bassin. On m’a déjà parlé de rigidité cadavérique, on doit naviguer en plein dedans. J’interpelle Farid :

— Tu le connais ?

Le beur frotte son nez coulant du dos de la main, sans lâcher le cadavre des yeux.

— Il a la gueule en miettes. Même si c’était mon père, je le reconnaîtrais pas. En tout cas, il me dit rien du tout. Et toi ?

— Pareil que toi. Cette… physionomie, ce crâne chauve ne me rappellent personne. Il est méconnaissable.

Les dents serrées, Farid soulève la tête et ausculte le trou béant, à l’arrière du crâne. Je ne peux pas m’empêcher de regarder : l’os a littéralement explosé.

— Du 38 ou du 45, à bout portant, ça fait des dégâts. Où est le flingue ?

Michel se met sur la défensive.

— Quel flingue ?

Farid relâche la tête figée, qui vient heurter le sol dans un drôle de bruit creux.

— Quel flingue, quel flingue… Celui que t’as trouvé à proximité du macchabée. Mate sa main droite. (Il la touche et porte le bout de ses doigts à son nez.) De la poudre. On ne l’a pas tué, il s’est fait sauter lui-même le buffet. Et donc, il y a forcément un feu quelque part. Allez, donne ça. Je préfère pas le savoir entre tes grosses mains de débile.

Michel a encore reculé en secouant sa tête métallique, et est passé de l’autre côté de la ligne rouge. Hors de portée.

— Non. Je le garde. Et je ne suis pas débile.

Farid et moi, on échange un regard. J’abandonne Pok à sa place et m’approche de la frontière.

— Donnez-nous les détails de votre découverte dans la galerie.

Michel met du temps à répondre. Il paraît de plus en plus méfiant et se recule encore. Il a très bien assimilé le rôle de cette ligne, qui fait de Farid et moi des lions en cage et de lui, un électron libre.

— L’homme était assis contre la roche, nu, la tête explosée. Il… il tenait un revolver dans la main droite. Ses doigts étaient encore crispés autour. Quand j’ai tiré le corps, j’ai vu des restes de balle, sur la paroi. Elle avait éclaté en un tas de morceaux brillants.

Il sort le revolver de la poche arrière de son pantalon. Farid siffle et y va de sa science :

— MR73. L’ancienne arme des flics. Difficile de se rater, avec un joujou pareil. T’as ouvert le barillet, pour voir ?

MR73, barillet, poudre sur les mains… Farid en connaît un rayon.

— Le barillet ? (Un silence.) Non, pas encore.

— Fais-le alors. Qu’est-ce que t’attends ?

— Je… Je ne sais pas comment on…

— Donne, je vais te montrer.

Michel ne bouge pas, ôte ses gants et, après quelques manipulations, parvient à déverrouiller. Il secoue l’arme de haut en bas et nous montre la paume de sa main.

— Il reste une balle.

9

« Ce qui est excitant, en haute altitude, c’est qu’on doit aller vite. Tu ne peux pas rester longtemps au-dessus de 7 000 mètres. La fourchette est étroite. Cela a un côté “Grand Bleu”, ou plus exactement, c’est une partie d’échecs. Tu rassembles tes forces, tu pousses tes pions. Tu prends la meilleure position possible. Mais tu sais aussi qu’à la moindre erreur ou distraction, que si la montagne te sort un coup imprévu, la partie est perdue. »

Interview de Jean-Christophe Lafaille en 2003,

pour Extérieur, magazine auquel Jonathan Touvier

est resté abonné après sa démission

L’objet de mort que tient Michel luit sous la lumière de la lampe frontale.

— « Qui sera le tueur ? » dit Farid. On dirait que ça prend un sens, non ? Je veux dire : on possède maintenant un revolver, une balle. Ça nous transforme en tueurs potentiels.

J’observe le mort et demeure perplexe, je n’y comprends rien. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je n’ai jamais vu cet individu. Je ne connais personne de suffisamment taré pour organiser un stratagème pareil. Depuis que j’ai appris la leucémie de Françoise, je n’existe plus, je ne vis que dans la transparence d’un lit d’hôpital. Farid s’approche du type refroidi, ou du moins de ce qu’il en reste, et lui fourre un gros coup de pied dans le flanc. Puis deux, puis trois… Je me précipite sur lui et le ceinture par-derrière.