Nous passons notre première nuit à Capua où Lucilla tient à me montrer les fresques de Mithraeum. Je tente de me servir de ma lettre de crédit pour payer l’hôtel, mais j’apprends que notre suite ne sera pas facturée : le nom magique de Scaevola nous ouvre toutes les portes. Les fresques sont magnifiques, le dieu abattant un taureau, un serpent sous les pieds, il y a aussi un immense amphithéâtre – celui où Spartacus poussa les gladiateurs à la révolte – mais devant mon émotion provinciale, Lucilla m’apprend que celui de Rome est beaucoup plus impressionnant. Le dîner nous est servi dans la chambre, des blancs de faisan accompagnés d’un vin riche et velouté ; ensuite nous prenons un long bain avant de nous plonger dans une nuit d’étreintes passionnées. Je n’aurais pas de mal à supporter ce genre de régime jusqu’à la fin de l’année et même davantage.
Le lendemain matin, nous reprenons la route, au nord d’abord, puis à l’ouest, le long de la Via Roma, qui maintenant s’appelle la Via Appia, l’ancienne route militaire que les Romains ont empruntée en venant conquérir leurs voisins du Sud. Nous sommes ici dans une région agricole assoupie, entrecoupée çà et là par quelques sombres ruines cyclopéennes de villes mortes remontant à l’Antiquité préromaine et de villes sur les hauteurs de facture plus récente, bien qu’elles soient elles-mêmes vieilles de plus de mille ans. Je sens peser sur moi le terrible poids de l’histoire.
Lucilla, tout au long de notre lent et monotone voyage, me parle des innombrables amis patriciens qu’elle connaît dans la capitale, Claudio, Traiano, Alessandro, Marco Valeriano et une douzaine d’autres noms, presque tous des hommes, mais il y a tout de même quelques femmes dans le lot, Domitilla, Severina, Giulia, Paolina, Tranquillina. Tous issus de l’aristocratie, je suppose. Elle ponctue ses anecdotes d’allusions discrètes à des membres de la famille royale qu’elle semble très bien connaître, de proches amis, en fait – non seulement le jeune empereur, mais ses quatre autres frères et ses trois sœurs, sans oublier quelques cousins impériaux plus ou moins éloignés.
Je comprends mieux maintenant à quel point la famille de nos Césars est une vaste institution, combien de princes et de princesses désœuvrés elle comporte, chacun d’eux possédant son propre palais, ses propres serviteurs, ses amants et sa cour immédiate. Mais les personnages royaux qui dominent le monde ne représentent pas une famille unique. Nous avons bien évidemment eu d’innombrables dynasties sur le trône au cours des dix-neuf siècles de l’Empire, dont la plupart ont disparu depuis longtemps, mais au cours de ces cinq cents dernières années, certaines d’entre elles ont survécu ne serait-ce que dans les coulisses du pouvoir, parfois sans liens entre elles, mais portant tout de même le nom prestigieux de César et réclamant leur dû au Trésor public. Une dynastie peut être renversée mais, d’une manière ou d’une autre, arrière-arrière-arrière-petit-neveu, voire quelqu’un dont le frère fut empereur il y a bien longtemps, semble toujours avoir été en mesure de réclamer une pension au Trésor public et ce à toutes les époques.
D’après son discours, il apparaît que Lucilla a été la maîtresse de Flavius César et très probablement celle de son frère aîné, Camillus César, qui porte le titre de prince de Constantinopolis bien qu’il vive à Rome ; elle parle aussi avec une grande tendresse d’un certain comte romain au nom prestigieux de Néron Romulus Claudius Palladius, avec ce ton si particulier qu’adopte une femme lorsqu’elle parle d’un homme avec qui elle a déjà fait l’amour.
Je me sens déjà devenir jaloux d’hommes que je n’ai même pas encore rencontrés. Comment a-t-elle pu vivre autant de choses alors qu’elle n’a que vingt et un ans ? J’essaye de maîtriser mes émotions. Nous sommes à Rome, la notion que nous avons de la moralité est très différente, je dois, en effet, essayer de raisonner en Romain.
Malgré moi, je la pousse à m’en raconter davantage au sujet de ce Néron Romulus Claudius Palladius, mais elle est déjà passée à une autre sœur de l’empereur qui, selon elle, me plaira sûrement. Elle s’appelle Severina Floriana. « Nous sommes allées à l’école ensemble. C’est, après Adriana, ma meilleure amie. Elle est ravissante – la peau mate, sensuelle, un léger côté oriental. On la prendrait presque pour une Arabe. Et on ne se tromperait pas beaucoup, car sa grand-mère, du côté de sa mère, vient de Syrie. C’était une danseuse jadis, du moins c’est ce que l’on raconte… »
Et ainsi de suite. Je me demande si elle a aussi l’intention de m’offrir à cette Severina Floriana.
Nous sommes au troisième jour de notre périple. Alors que la Via Appia nous rapproche de la capitale, nous commençons à rencontrer des tombes impériales le long de la route. Lucilla semble toutes les connaître et elle m’en énumère les noms au passage.
« Ça, c’est la tombe de Flavius Romulus, la grande, là, sur la gauche… et celle-ci, celle de Claudius IX… et là, Gaius Martius… celle-là, c’est celle de Cecilia Metella, elle a vécu au temps d’Augustus César… Titus Gallius… Constantinus V… Lucius et Arcadius Agrippa, tous les deux… Héraclius III… Gaius Paulus… Marcus Anastasius… »
Le poids de l’histoire antique pèse encore un peu plus sur mes épaules.
« Où sont les tombes les plus récentes ? demandé-je. Augustus, Tiberius, Claudius…
— Tu verras la tombe d’Augustus en ville. Celle de Tiberius ? Personne ne semble se rappeler où il a été enterré. Il y en a beaucoup dans la tombe d’Hadrianus qui surplombe la rivière, peut-être une dizaine. Antoninus Pius, Marcus Aurelius, toute une pléiade de dépouilles d’empereurs. Quant à Jules César lui-même, il a une grande tombe au beau milieu du Forum, mais les archéologues disent que ce n’est pas vraiment la sienne, qu’elle a été construite il y a six cents ans… Oh, regarde, Cymbelin, tu les vois, là-bas ? Les murs de la ville, là devant nous ! Rome ! Rome ! »
Effectivement nous y sommes : Urbs Roma, la mère de toutes les cités, la capitale du monde, la métropole impériale, avec ses murs de marbre blanc, construite et reconstruite tant de fois, se dresse brusquement devant moi. Rome ! Le garçon venu du pays lointain que je suis, tout petit devant une telle grandeur, en est secoué jusqu’au plus profond de son être. Un frisson me parcourt, tellement puissant qu’il se propage jusque dans les rênes des chevaux, l’un se retourne pour me lancer un regard que j’imagine plein de mépris et de perplexité.
Rome est comme un palimpseste, un parchemin sur lequel on aurait écrit, effacé, puis réécrit, encore et encore : mais les anciens textes percent à travers les nouveaux. Deux mille ans d’histoire assaillent l’arrivant au premier regard. Ici on ne détruit rien, sauf à l’occasion, pour construire quelque chose d’encore plus grandiose. Çà et là, on peut voir des vestiges pittoresques de la Rome républicaine – la première République, doit-on dire aujourd’hui, je suppose – avec la Rome en marbre d’Augustus César dominant le tout, puis celle des empereurs plus récents, Hadrianus, Septimius Severus, Flavius Romulus qui régna mille ans plus tard, et la Rome que le célèbre empereur explorateur Trajan VII érigea sur les autres au cours de l’époque glorieuse qui suivit la réunification de l’Empire d’Orient et de l’Empire d’Occident par Flavius. Le tout s’enchevêtre dans le centre historique de la ville, il y a ensuite, tel un monstrueux anneau encerclant le tout, les imposantes et hideuses tours des temps modernes, les tristes immeubles administratifs et appartements de la Rome d’aujourd’hui.
Mais même ces immeubles, si laids soient-ils, le sont dans une dimension toute romaine. Rome n’est que grandeur : elle excelle en tout, même dans la laideur.