Lucilla me guide pour entrer dans la ville en m’indiquant tous les monuments célèbres un par un : les termes de Caracalla, le Circus Maximus, le temple du divin Claudius, la tour d’Emilius Magnus, même l’arc de triomphe lourd et disproportionné que l’empereur byzantin Andronicus érigea en l’an 1952 en témoignage de la courte victoire des Grecs lors de la guerre civile, et que les Romains ont décidé de garder en souvenir par trop visible de la seule défaite majeure de leur histoire. Mais à l’autre bout de l’avenue, se trouve aussi l’arc de Flavius Romulus, cinq fois plus grand que celui d’Andronicus, célébrant la défaite finale des Grecs après deux siècles d’autorité impériale.
La circulation y est stupéfiante et chaotique. Il y a des chariots partout, des tramways tractés par des chevaux, des bicyclettes et une invention très récente d’après Lucilla, de petit trains fonctionnant à la vapeur roulant de manière autonome sur des roues et non sur des rails. Il semble n’y avoir aucune règle : chaque véhicule va où bon lui semble, personne ne fait le moindre signe, chaque chauffeur tentant de s’imposer par l’usage de gestes et de jurons intimidants. Tout cela me pose quelques problèmes au début, non que je sois facilement intimidé, mais nous autres Britanniques, sommes éduqués à nous montrer courtois les uns envers les autres sur la route ; je constate cependant rapidement que je n’ai pas d’autre choix que de me comporter comme eux. Quand on est à Rome… la vieille maxime s’applique à chaque aspect de la vie dans la capitale.
« À gauche, ici. Maintenant à droite. Tu vois le Colisée, là-bas ? Il est plus grand que tu ne l’imaginais, non ? À droite, à droite ! Là, c’est le Forum, et le Capitole là-haut. Mais nous devons aller de l’autre côté, vers le mont Palatin… c’est cette colline là-bas, tu la vois ? Celle qui est couverte de palais. »
Effectivement. D’énormes résidences impériales, une vingtaine, peut-être davantage, entassées pêle-mêle, collées les unes aux autres. Des montagnes entières de marbre ont dû être nivelées pour construire cet incompréhensible enchevêtrement de splendeur.
Nous nous y dirigeons tout droit. L’entrée du Palatin est très fréquentée par des hordes de prétoriens ; ils semblent tous connaître Lucilla de vue et nous font signe. Elle essaye de m’expliquer à qui appartient chaque palais, mais le tout se mélange dans la plus grande confusion, elle-même s’y perd. Au-dessous de nous, m’explique-t-elle, se trouvent les palais des premières époques impériales, celles d’Augustus, de Tiberius et des Flaviens, mais bien entendu chaque empereur depuis a souhaité ajouter sa touche personnelle d’améliorations et de fioritures, et aujourd’hui la colline n’est qu’un mélange absurde de magnificence et de grandeur impériales mélangeant une vingtaine de styles différents, dont quelques structures orientales et byzantines incorporées au style du vingt-quatrième siècle par quelques-uns des monarques les plus fantasques de la Décadence. Des tours, des arcades, des pavillons, des belvédères, des colonnades, des dômes, des basiliques, des fontaines et d’étranges voûtes plongeantes surgissent de partout.
« Et l’empereur ? lui demandé-je. Où habite-t-il au milieu de tout cela ? »
Elle fait un geste vague de la main en direction du centre de l’agglomération. « Oh, il se déplace beaucoup, tu sais. Il ne reste jamais plus de deux nuits au même endroit.
— Pourquoi donc ? Il ne tient pas en place ?
— Non, du tout. Mais c’est Actinius Varro qui le lui impose.
— Qui ça ?
— Varro. Le préfet prétorien. Il craint énormément les complots d’assassinat. »
J’éclate de rire. « En général, lorsqu’un empereur est assassiné, n’est-ce pas toujours par son préfet prétorien ?
— En général, oui. Mais l’empereur reste convaincu que le sien est le premier à être véritablement loyal, jusqu’au jour où celui-ci lui plantera un couteau dans le ventre. Bien que je ne voie pas qui voudrait assassiner un incorrigible dandy comme notre Maxentius.
— S’il est aussi incompétent qu’on semble le dire, n’est-ce pas là une raison suffisante pour s’en débarrasser ?
— Quoi ? Pour se retrouver avec un de ses incompétents de frères à sa place ? Non, Cymbelin. Je les connais tous, fais-moi confiance, Maxentius est le meilleur du lot. Moi, je dis : longue vie à Maxentius.
— Absolument. Longue vie à l’empereur Maxentius, ajouté-je, et nous éclatons tous les deux de rire.
Le palais vers lequel nous nous dirigeons est le plus récent du lotissement ; c’est un pavillon richement décoré avec plusieurs ailes pour les invités, décoré pompeusement de mosaïques éblouissantes, aux lumineuses taches d’un jaune de mauvais goût et de rouges outranciers. Elle m’apprend qu’il a été bâti il y a une cinquantaine d’années, au début du règne de l’empereur fou Demetrius, le dernier César de la Décadence. Lucilla y a un petit appartement, un cadeau de son bon ami le prince Flavius Rufus. De toute évidence, un bon nombre de membres de la société impériale romaine non liés à la famille royale habitent dans cette partie du mont Palatin. C’est plus pratique pour tout le monde, la circulation étant ce qu’elle est dans Rome et étant donné le nombre de fêtes qui y ont lieu.
Le début de mon séjour dans la capitale me rappelle mes premiers jours à Neapolis : je suis invité à une réception mondaine fastueuse dès le premier soir. Notre hôte, m’apprend Lucilla, n’est ni plus ni moins que le comte Néron Romulus Claudius Palladius, et il a très envie de me rencontrer.
« Et qui est-ce au juste ? demandé-je.
— Le frère de son grand-père était le comte Valerian Apollinaris. Tu le connais ?
— Bien entendu. » Nul besoin de sortir de l’université de Cantabrigian pour connaître le nom de l’architecte de l’Empire moderne, le célèbre consul aux cinq mandats de la première guerre de Réunification. Valerian Apollinaris a sorti un Empire affaibli et au bord du gouffre de la triste période que l’on appelle Décadence, mettant fin aux insurrections des provinces qui l’avaient affaibli pendant la période agitée du vingt-cinquième siècle, rétablissant l’autorité du gouvernement central, et plaçant Laureolus César, le grand-père de notre empereur actuel, au pouvoir. C’est aussi Apollinaris qui – agissant au nom de Laureolus, en qualité de César officieux tirant les ficelles derrière le vrai – avait amorcé le Règne de la Terreur, cette période de discipline brutale qui avait, pour le pire et pour le meilleur, redonné à l’Empire un semblant de grandeur qu’il n’avait plus connu depuis l’époque de Flavius Romulus et du septième Trajan. Il avait lui-même perdu la vie pendant la Terreur, lui et bien d’autres.
Je ne connais rien de son arrière-petit-neveu, ce Néron Romulus Claudius Palladius, sinon ce que Lucilla m’a raconté de lui. Mais à sa façon de prononcer systématiquement son nom en entier à chaque fois, on imagine qu’il a suivi la voie de son illustre ancêtre et qu’il est aussi un puissant du royaume.
Je constate en effet, dès que Lucilla et moi arrivons au palais palatin du comte Néron Romulus, que je ne me suis pas trompé dans mes déductions.
Le palais en lui-même est relativement modeste : c’est une charmante petite bâtisse située sur la partie basse de la colline, près du Forum, qui, m’apprend-on, date de la Renaissance où elle fut construite à l’origine pour une des maîtresses de Trajan VII. Le comte Néron Romulus n’ayant jamais assuré les fonctions de consul ni aucune autre fonction majeure au sein du royaume, il peut se passer d’un édifice démesuré pour témoigner de son importance. La liste des invités à sa fête est néanmoins éloquente.
On y trouve le consul actuel, Aulus Galerius Bassanius. Ainsi que deux des frères de l’empereur et une de ses sœurs. Il y a aussi l’oncle de Lucilla, le distingué et célèbre Gaius Junius Scaevola, quatre fois consul de Rome et, de l’avis de tous, l’homme le plus puissant du royaume après l’empereur Maxentius lui-même – voire le plus puissant, selon certains.