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Lucilla me présente à Scaevola en premier. « Mon ami Cymbelin Vetruvius Scapulanus de Britannie », dit-elle pompeusement. « Nous nous sommes rencontrés chez Marcello Domizianœ à Neapolis, et depuis nous sommes inséparables. N’est-il pas magnifique, Oncle Gaius ? »

Que peut-on dire, lorsque l’on est un provincial sans talent particulier et que l’on est présenté, dès le premier soir dans la capitale, aux citoyens les plus prestigieux du royaume ?

Je réussis tout de même à ne pas bafouiller, ni postillonner.

C’est d’ailleurs avec une certaine aisance que je m’exprime : « Je n’aurais jamais imaginé en quittant la Britannie pour venir visiter la patrie de l’Empire, consul Scaevola, que j’aurais le privilège de rencontrer le père de la nation en personne ! »

Ce à quoi il répond d’un sourire aimable : « Je crois que vous me surestimez, mon cher ami. C’est l’empereur qui est le père de la nation, vous savez. Comme en témoigne ceci. » Il produit alors un sesterce flambant neuf et me montre les inscriptions figurant sur les bords, la ligne mystérieuse d’abréviations des titres impériaux que la monnaie porte depuis des temps immémoriaux. « Vous voyez ? dit-il, en m’indiquant les lettres situées sur le bord de la tranche juste au-dessus des sourcils du César Maxentius. P.P. pour « Pater Patriae ». Voilà. C’est lui, et non moi, le père de la nation. » Puis avec un clin d’œil pour atténuer son reproche, qui en était effectivement un, il ajoute : « Mais j’apprécie la flatterie comme tout un chacun, peut-être même un peu plus que la moyenne. C’est pourquoi je vous remercie, jeune homme. Lucilla ne vous pose pas trop de problèmes ? »

Je ne saisis pas bien ce qu’il entend par là. Peut-être rien.

« Si peu », dis-je.

Je me rends compte que je suis en train de le scruter du regard. Scaevola est un type décharné, noueux, de taille moyenne, dans les cinquante ans, avec un début de calvitie, ses dernières mèches – rousses comme celles de Lucilla – plaquées sur le dessus du crâne. Il a les pommettes saillantes, un nez anguleux, le menton volontaire et un regard très pâle, d’un bleu glacial, le bleu d’un saphir aux nuances laiteuses. Il ressemble étonnamment à Jules César, tel qu’il apparaît sur le timbre de dix denarii, avec cette même expression de détermination implacable issue d’une force intérieure inépuisable.

Il me pose quelques questions sur mes voyages et sur mon pays natal, écoute avec un intérêt évident mes réponses, me souhaite une bonne continuation et prend efficacement congé de moi.

Mes genoux en tremblent. Ma gorge est sèche.

Je dois maintenant rencontrer notre hôte le comte et ce n’est pas une mince affaire. Néron Romulus Claudius Palladius est aussi imposant que ce à quoi je m’attendais ; l’homme est mielleux, avec un teint éclatant, âgé environ d’une quarantaine d’années, plutôt grand pour un Romain et solidement bâti ; il porte une barbe noire dense taillée de près, a une peau mate, un regard pénétrant. Il se dégage de lui une sensation de richesse, de puissance, d’assurance et – même moi je m’en rends compte – une sensualité presque irrésistible.

« Cymbelin, dit-il aussitôt. Quel beau nom, quel nom romantique, celui d’un roi. Bienvenue chez moi, Cymbelin de Britannie. » Sa voix est profonde, une voix basse et modulée, comme celle d’un acteur ou d’un chanteur d’opéra. « Nous espérons vous avoir souvent parmi nous lors de votre séjour à Rome. »

Lucilla se tient à mes côtés, elle porte sur lui un regard admiratif. Ce qui en soi devrait me rendre jaloux ; mais je dois avouer qu’il m’impressionne tellement que je ne peux pas lui reprocher d’être sous le charme.

Il pose doucement sa main sur mon épaule. « Venez. Il faut absolument que je vous présente à quelques-uns de mes amis. » Il me guide à travers la pièce. Il me présente au consul titulaire, Galerius Bassanius, habillé de manière plus jeune et plus frivole que ce à quoi l’on s’attendrait de la part d’un consul, puis à des acteurs qui s’attendent visiblement à ce que je les reconnaisse, ce qui n’est pas le cas, ce que j’essaye de masquer, ainsi qu’à un gladiateur que je connais en revanche de réputation – mais qui ne connaît pas le célèbre Marcus Sempronius Diodorus, Marcus le tueur de lions ? – et ensuite à quelques beautés sulfureuses avec qui je me livre aux habituelles conversations galantes même si je trouve qu’il y a plus de beauté dans le coude de Lucilla que dans les corps de toutes ces femmes.

Nous passons ensuite dans l’atrium où un jongleur est en train d’exécuter son numéro, puis dans une autre pièce, aussi bondée que la précédente, où la rumeur des conversations se fait étrangement aiguë et où les gens sont curieusement guindés. Je comprends pourquoi quelques instants plus tard.

Il y a ici des membres de la famille royale. Chacun adopte une contenance exemplaire.

Sont présents ni plus ni moins que deux princes de sang royal. Lucilla me les présente tous les deux.

Le premier est Camillus César, le prince de Constantinopolis, l’aîné des frères de l’empereur. Il est dodu, apparemment indolent, la peau grasse et le port relâché, voire négligé. Si Gaius Junius Scaevola est un Jules César, celui-ci a tout d’un Néron. Mais malgré ses traits flasques, je perçois tout de même des traces distinctes des caractéristiques rigides de la famille royale : le nez aquilin impérial, fragile, le menton volontaire, et surtout ce regard froid, bleu comme la glace de l’Arctique, bien que ses yeux soient cachés derrières des lunettes qui lui donnent l’air d’un hibou. Un peu comme si le visage sévère de l’ancien empereur s’était fondu dans la chair dodue de son rejeton de petit-fils.

Camillus est trop saoul, même à ce stade de la soirée, pomme dire quoi que ce soit. Il fait un signe maladroit de sa main potelée et m’ignore aussitôt.

Nous continuons ensuite avec un des aînés de la famille royale, Flavius Rufus César. Je suis tout d’abord enclin à le trouver antipathique, sachant qu’il a eu le privilège d’être l’amant de Lucilla lorsqu’il n’avait que seize ans, mais en vérité, c’est un homme tout à fait charmant, affable et très séduisant. Je lui donne dans les vingt-cinq ans. Il tient aussi de la famille ; mais il est mince, d’apparence gracieuse, le regard vif, l’esprit doit sans doute l’être aussi. Considérant ce que je connais de son frère Maxentius, un bouffon et un débauché, on peut regretter que ce ne soit pas Flavius Rufus qui soit monté sur le trône lorsque leur grand-père a tiré sa révérence. Mais c’est toujours l’aîné qui doit succéder : ainsi le veut la tradition. Le prince Florus étant mort trois ans avant son père Laureolus, le trône revenait à son fils aîné Maxentius, mais la face du monde serait sans doute bien différente si cela ne s’était pas produit. Je surestime peut-être le jeune prince. Lucilla ne m’avait-elle pas dit que Maxentius était le plus apte du lot ?

Flavius Rufus – qui a parfaitement compris que je suis le divertissement actuel de Lucilla, et que cela ne dérange visiblement pas – tient absolument à m’inviter à lui rendre visite vers la fin de l’année à sa grande villa impériale de Tibur, à une heure de route de Rome, où il fêtera les Saturnales avec une centaine d’amis.

« Ah, au fait, amenez la petite rousse avec vous, dit Flavius Rufus, d’un ton joyeux. Vous ne l’oublierez pas, quand même ? »

Il lui lance un baiser d’un geste de la main et me donne une claque amicale sur la main avant de retourner à l’adulation de son entourage. Je suis heureux et soulagé que notre rencontre se soit aussi bien déroulée.