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Un attelage m’attend devant l’hôtel lorsque je sors. Un chauffeur nubien, vêtu de rouge et de turquoise ; des pur-sang arabes blancs ; la voiture, elle, est en bois d’ébène incrusté d’ivoire. Digne, selon moi, d’un empereur. Et Frontinus n’est qu’un riche patricien, du Sud qui plus est. Je me demande quels moyens de transport utilisent les empereurs si c’est là le véhicule qu’un homme comme Frontinus envoie pour aller chercher un jeune homme des provinces reculées.

La route serpente le long de la colline. Un nuage s’est installé au-dessus de la ville et la lumière tamisée de cette fin de journée le traverse comme une pluie de lumière. La surface de la baie brille d’une clarté étincelante. De mystérieuses îles sombres se découpent à l’horizon.

La villa de Marcellus Domitianus Frontinus se trouve au milieu d’un parc tellement vaste qu’il nous faut un quart d’heure pour le traverser et rejoindre la maison une fois la grille d’entrée franchie. C’est un pavillon situé en haut d’une colline, léger et gracieux, dont l’aspect massif est compensé par l’élégance de sa conception. Il a un côté faussement fragile, comme sensible au moindre changement de temps. La vue depuis le portique englobe le Vésuve à l’est et un cap saillant à l’extrémité de la baie. La demeure est entourée de magnifiques buissons et arbres en fleurs, et l’odeur qui en émane est incroyablement riche. Je finis par m’interroger sur l’importance que peuvent représenter dix mille caisses de vin pour un homme comme lui.

Pourtant, Frontinus est quelqu’un de terre à terre et d’aimable, un homme corpulent au crâne dégarni, au sourire affable et d’un abord immédiatement sympathique.

Il vient à ma rencontre lorsque je descends de la voiture. « Je suis Marcello Domiziano, m’annonce-t-il en romain en me tendant la main et en affichant un sourire amical. Bienvenue chez moi, mon cher Cymbelin ! »

Marcello Domiziano. Il utilise son nom romain et non latin. Bien sûr, dans nos provinces, nous nous octroyons prétentieusement des noms latins en les mélangeant à nos dialectes britanniques, teutons ou gaulois ; mais ici, en Italie, les seuls à avoir le privilège de porter des noms latins sont les membres de familles sénatoriales et impériales ainsi que de celles de militaires de haut rang, les autres utilisant des noms romains modernes. Frontinus passe outre le privilège de son haut rang ; il me laisse l’appeler Marcello, comme je le ferais avec un de ses ouvriers. Lui m’appelle Cymbelin. Nous devenons rapidement de bons amis, du moins c’est l’impression qu’il veut me donner, alors que je viens à peine d’arriver.

La soirée a déjà commencé, sur un patio qui se prolonge en une terrasse d’où l’on aperçoit le centre-ville en contrebas. Il y a là entre quinze à vingt personnes, des hommes séduisants, des femmes superbes, tous discutent gaiement comme les gens dans les cafés un peu plus tôt.

« Ma fille, Adriana, dit Frontinus. Et son amie Lucilla, qui est venue de Rome lui rendre visite. »

Elles sont extraordinairement belles. Je me retrouve entre elles et tombe aussitôt sous le charme. Je me souviens qu’une fois, en Gaule, dans une magnifique villa près de Nemausus, mon hôte m’avait fait entrer dans un labyrinthe de miroirs qu’il avait fait construire par amusement ; je m’étais retrouvé aussitôt à tituber comme pris de vertige, me perdant dans le dédale d’images dupliquées à l’infini et ce n’est pas sans un certain effort que j’avais réussi à m’extirper de là, légèrement étourdi et le cœur palpitant.

C’est un peu ce que je ressens en ce moment, coincé entre ces deux filles. Leur beauté m’éblouit, leur parfum m’intoxique.

Frontinus s’est éclipsé en me laissant incapable de différencier sa fille de l’amie de passage. Je les regarde tour à tour, hésitant.

Celle sur ma gauche est tout en formes, robuste, avec des traits secs, une peau pâle et de flamboyants cheveux roux plaqués par deux chignons sur les côtés dans un style qui pourrait avoir été inspiré d’une fresque antique. L’autre, plus grande, est plus mate de peau, plus menue aussi, presque fragile, elle porte autour du cou un collier de lourdes perles bleues et une touche de fard sombre sous les yeux. Son apparente fragilité est compensée par une certaine douceur de peau, il y a en elle quelque chose d’égyptien. Après avoir comparé son buste imposant à celui de son père, je me dis que la rousse doit être la fille de Frontinus. Mais je me trompe, il s’agit en fait de l’amie de Rome, car la plus grande, celle à la peau mate, me dit en romain et non en latin, et dans une voix plus douce que le miel : « Vous nous honorez de votre présence, cher et distingué ami. Mon père m’a dit que vous étiez de sang royal. »

Je me demande un instant si elle n’est pas en train de se moquer de moi. Mais je vois bien de quelle façon elle me toise, m’observant de la tête aux pieds comme si j’étais une statue dans la galerie des rois. Tout comme son amie d’ailleurs.

« Disons que je porte un nom royal, dis-je. Cymbelin – il apparaît peut-être dans vos livres d’histoire sous le nom de Cunobelinus. Son fils, le roi guerrier Caratacus, fut capturé puis gracié par le premier empereur Claudius. Mon père s’est donné beaucoup de mal pour que l’on remonte notre arbre généalogique jusqu’à lui. »

Je leur adresse un sourire désarmant et constate qu’elles comprennent parfaitement le message. Je viens de dévoiler les prétentions absurdes d’un riche marchand provincial, rien de plus.

« Cela remonte à quand exactement ? demande la rousse, Lucilla.

— L’étude généalogique ?

— La capture de votre fameux ancêtre, et son pardon.

— C’est à dire… » J’hésite. Ne viens-je pas de leur dire que c’était à l’époque de Claudius Ier ? Mais elle se contente de ciller comme si elle n’avait aucune connaissance historique. « Il y a environ dix-huit siècles, dis-je. Lorsque l’Empire était récent. Claudius Ier était le quatrième César. Le cinquième si l’on compte Jules César. Ce qui, me semble-t-il, est la moindre des choses.

— Quelle précision, dit Adriana Frontinus, en s’esclaffant.

— Quand il s’agit d’histoire, oui. Mais pour tout le reste, je crains de l’être un peu moins.

— Vous avez l’intention de beaucoup voyager à l’intérieur de l’Italie ? demande Lucilla.

— J’aimerais voir les environs de Neapolis, bien sûr. Pompéi et d’autres ruines et peut-être passer quelques jours sur l’île de Caprae. Ensuite Rome et peut-être pousserai-je plus au nord.

— Etrutia, Venetia et pourquoi pas Mediolanum. En fait, je voudrais tout voir.

— Nous pourrions faire cela ensemble », dit Lucilla, tout naturellement, dans un mélange de spontanéité et d’audace. Son regard intelligent a perdu toute trace d’innocence, dévoilant maintenant une expression espiègle sans équivoque.

Certes, on m’avait prévenu que les femmes romaines étaient ainsi. Mais son approche directe me prend néanmoins de court et je ne trouve rien à répondre sur le moment ; puis d’autres convives viennent nous rejoindre. Marcellus Frontinus fait les présentations, me bombardant de noms, les uns après les autres, dans un tel débit qu’il m’est impossible d’associer les visages à ces noms.

« Enrico Giunio, le comte de Pausylipon et la comtesse Emilia. Mon fils, Druso Tiberio, et son ami Ezio, Quintillo Fabio Puteolano, Vitellio di Portofino et sa femme, Claudia, leur fille Crispina. Traiano Gordiano Tretullo, de Caprae… Marco Ulpio Africano… Sabina Metella Arboria… » Un imbroglio de noms. Ils semblent s’aligner à l’infini. Un seul me frappe et se détache aussitôt du lot : « Mon frère, Cassio », dit Frontinus. Un homme mince, au teint olive et aux yeux noirs comme la nuit : il s’agit du grand héros de la guerre, Cassius Lucius Frontinus ! Je m’apprête à le saluer mais Frontinus m’abreuve d’autres noms avant que je n’en aie le temps. Les gens semblent se matérialiser devant moi au fur et à mesure. Je me tourne vers Adriana et lui chuchote : « Votre père a-t-il invité toute la ville de Neapolis à cette soirée ?