« C’était quoi, cette dispute hier soir entre vous et l’oncle d’Adriana ? dit-elle.
— Ce n’était pas vraiment une dispute. Disons plutôt… une impolitesse.
— Appelez cela comme vous voulez. Vous parliez d’une invasion de l’armée romaine en Britannie, qui devait s’assurer de la fidélité de votre peuple pendant cette guerre. Je m’y connais si peu en ce genre de choses. Vous n’alliez pas réellement faire sécession tout de même ? »
Jusqu’à maintenant nous parlions romain, mais je dois passer au latin si je veux être plus à l’aise pour discuter de tout cela. C’est donc en latin que je reprends : « En fait, je pense que la chose a failli se faire, mais c’était cruel de sa part de le faire remarquer. Ou tout simplement grossier.
— Ces militaires. Ils n’ont vraiment aucun savoir-vivre.
— Il m’a quand même surpris. De me balancer ça au visage… !
— C’était donc vrai ?
— Je n’étais qu’un enfant lorsque tout cela a eu lieu, vous savez. Mais oui, je crois savoir qu’il y avait une faction anti-impériale à Londin il y a quinze ou vingt ans de cela.
— Vous voulez dire, qui souhaitait rétablir la république ?
— Qui voulait se retirer de l’Empire. Et élire un roi de notre propre sang. Si on peut encore parler de sang pur chez les Britanniques après mille huit cents ans de citoyenneté romaine.
— Je vois. Ils voulaient donc une Britannie indépendante ?
— C’était pour eux une occasion à saisir. Ce n’était qu’une vingtaine d’années après que l’Empire avait pansé les plaies de la première chute, après tout. C’est là qu’une nouvelle guerre civile a menacé d’éclater.
— C’était en Orient, non ? »
Je me demande à quel point elle connaît le sujet. Plus qu’elle ne semble vouloir le montrer, à mon avis. Mais après tout, j’ai dans mes bagages une maîtrise en histoire de Cantabrigia et je suppose qu’elle veut me donner l’occasion de l’impressionner.
« Oui, en Syrie et en Perse jusqu’au fin fond de l’Inde. Ce n’était qu’une petite rébellion frontalière et ce n’étaient même pas des Blancs : dix légions auraient pu régler l’affaire. Mais l’empereur Laureolus était déjà vieux et malade – sénile, à vrai dire – et personne dans l’administration ne faisait grand cas de ce qui se passait dans les provinces lointaines, les légions n’ont finalement été envoyées que lorsqu’il était déjà trop tard. On s’est alors brusquement retrouvé avec un sacré pétrin à résoudre. Et au beau milieu de tout ça, l’Hispanie, la Gaule, et même l’insignifiante Lusitania, décidèrent de faire sécession à leur tour. On se serait cru revenu en 2563, une deuxième chute plus sérieuse encore que la première.
— Et cette fois, la Britannie avait l’intention de se retirer à son tour.
— C’était en tout cas la rumeur à l’époque. Il y eut des manifestations bruyantes à Londin, on brandissait des pancartes devant la résidence du proconsul l’exhortant à retourner à Rome, du genre : « La Britannie aux Britanniques ! ». La population disait en substance : débarrassons-nous des Romains et restaurons la vieille monarchie celte. Bien entendu, nous ne pouvions tolérer ce genre de chose, nous les avons donc rapidement mis au pas et lorsque la guerre éclata et que notre heure arriva, nous nous sommes battus comme n’importe quels Romains.
— « Nous » ?
— Les honnêtes gens de Britannie. Ceux qui avaient pour deux sous d’intelligence.
— Vous voulez dire, ceux qui possédaient des biens ?
— Évidemment. Nous avions bien compris ce que nous avions à y perdre – pas seulement nous, mais tous les Britanniques – si l’Empire devait s’effondrer. Quel est notre meilleur marché ? L’Italie bien sûr ! Et si la Britannie, la Gaule, l’Hispanie et la Lusitania s’étaient séparées de l’Empire, l’Italie aurait perdu ses accès maritimes. Elle se serait retrouvée coincée au milieu de l’Europe avec des ennemis lui bloquant la route de l’Orient et d’autres l’accès à la voie maritime vers l’Océan à l’ouest. Le cœur de l’Empire aurait périclité. Nous autres Britanniques, n’aurions plus eu personne à qui vendre nos marchandises, à moins de les envoyer à l’ouest vers Nova Roma et d’essayer de faire du troc avec les Peaux-Rouges. L’effondrement de l’Empire aurait entraîné une récession internationale – famine, guerres civiles, partout la terreur. Les pires affres auraient attendu ceux qui hurlaient à la sécession.
Elle me regarde curieusement. « Votre propre famille se réclame du sang celte et votre nom est lui aussi typiquement celte. Il semble que votre peuple aime se tourner avec une certaine nostalgie vers un passé glorieux où la Britannie était libre, avant la conquête romaine. Pourtant, vous vous êtes quand même opposé au mouvement de sécession dans votre province. »
Serait-elle en train de se moquer de moi à son tour ? Je me sens très mal à l’aise parmi ces Romains.
Je réponds un peu maladroitement : « Pas moi, personnellement. Je n’étais qu’un jeune garçon lorsque ces manifestations anti-impériales ont eu lieu. Mais, en effet, malgré tout l’amour que mon père avait pour la culture celte, il a toujours considéré que les intérêts de la civilisation romaine devaient passer avant notre petite fierté nationale. Lorsque la guerre est parvenue jusqu’à nous, la Britannie s’est rangée du côté des loyalistes, un peu grâce à lui. Et dès que j’ai été en âge de le faire, j’ai rejoint les légions et fait ce que j’ai pu pour l’Empire.
— Vous aimez donc l’empereur ?
— J’aime l’Empire. Je suis convaincu que l’Empire est nécessaire. Quant à l’empereur actuellement au pouvoir… » J’hésite un instant. Je dois me montrer prudent sur le sujet. « Nous en avons eu peut-être de plus capables. »
Lucilla s’esclaffe. « Mon père pense que Maxentius est un crétin fini !
— Pour tout dire, le mien aussi. Cela dit, les empereurs vont et viennent et certains sont meilleurs que d’autres. Ce qui est important, c’est la survie de l’Empire. Et pour chaque Néron, il y a tôt ou tard un Vespasianus. Pour chaque Caracalla, un Titus Gallius. Et pour un idiot comme le faible Maxentius…
— Chut… » dit Lucilla, en m’indiquant le cocher. « Nous devons nous montrer plus prudents. Nous nous laissons un peu trop aller à des paroles indiscrètes, mon cher. Ce n’est pas ce que nous souhaitons.
— Non, bien sûr que non.
— Des actes indiscrets, en revanche…
— Ah, c’est très différent, en effet.
— Très différent », dit-elle. Et nous éclatons tous les deux de rire.
Nous passons littéralement dans l’ombre du grand Vésuve. Nous nous sommes subrepticement rapprochés l’un de l’autre tout en parlant et je commence à sentir contre moi la chaleur de sa cuisse.
Alors que le chariot amorce un tournant sec sur la route, elle bascule contre moi. Instinctivement, pour la retenir, je passe mon bras autour de son épaule, et elle pose sa tête dans le creux de mon cou. Ma main vient se poser sur son sein ferme. Elle me laisse faire.
Nous atteignons les ruines de Pompéi pour un déjeuner tardif dans line luxueuse auberge toute proche de la zone d’excavation. Lors du repas, composé de poissons grillés et de vin blanc irais, nous ne cachons pas l’attirance que nous avons l’un pour l’autre. Je suis presque tenté de lui proposer de remettre à un autre jour la visite archéologique et d’aller directement à l’hôtel.
Mais aucune chance que ça se produise, le guide qu’elle a loué nous attend après le repas ; c’est un petit Grec chauve tout excité qui bout d’impatience de nous faire visiter le royaume de l’Antiquité. Nous voilà donc partis dans la chaleur torride de l’après-midi visiter Pompéi, les esprit échauffés par le vin et le désir, et lui qui nous fait monter et descendre d’interminables marches en pierre, en nous montrant tous les lieux importants de la ville recouverts par le volcan il y a plus de mille huit cents ans au cours du deuxième mois du règne de l’empereur Titus !