C’est effectivement très impressionnant. Nous autres Romains modernes avons l’illusion que nos villes sont conçues comme celles des anciens ; mais, en réalité, les différences, bien que subtiles d’un siècle à l’autre, sont au bout du compte énormes, et Pompéi – figée dans la lave du volcan il a mille huit cents ans et demeurée intacte jusqu’à sa découverte il y a quelques décennies – a tout d’une ville de l’Antiquité. Notre Grec pétillant nous montre les villas de la classe aisée avec leurs superbes peintures murales et leurs statues, les bains, l’amphithéâtre, le forum. Il nous emmène dans les petits lupanars humides, où nous voyons des fresques explicites de prostituées à la cuisse généreuse s’appliquant vaillamment à satisfaire leur client. Lucilla glousse dans mon oreille et me chatouille l’intérieur de la main du bout du doigt. Il me tarde d’en finir avec cette visite mais, bien sûr, ce n’est pas possible : il y a encore tant à voir, nous dit notre infatigable guidé.
Devant le temple de Jupiter, Lucilla me demande, en toute innocence : « Quels dieux vous vénérez en Britannie ? Les mêmes que les nôtres ?
— Oui, ce sont rigoureusement les mêmes. Jupiter, Junon, Apollon, Mithra, Cybèle, tous les dieux courants, ceux que vous avez ici.
— Pas de dieux païens préhistoriques bien à vous ?
— Mais vous nous prenez pour qui, des sauvages ?
— Mais bien sûr, mon cher ! Évidemment ! De magnifiques sauvages aux cheveux blonds ! »
Une lueur passe dans ses yeux. Elle me provoque, mais elle dit ce qu’elle pense. J’en suis convaincu.
Et elle vient de toucher un autre point sensible ; car malgré nos airs de Romains, nous autres Britanniques ne sommes pas aussi proches de ces gens que nous aimerions le croire, et nous avons bel et bien quelques vieux restes de croyances ancestrales. Pas moi, en particulier ; car bien qu’ayant un besoin de religion, je me satisfais amplement de Jupiter et Mercure. Mais j’ai des amis au pays, des amis proches, qui sacrifient volontiers à Branwen, Velaunus, Rhiannon, Brighida, Ancasta et la Matres. Il m’est moi-même arrivé de me rendre – une fois, au moins – au festival du Llewnasadh, où l’on vénère Mercure Lugus sous son ancien nom britannique, Llew.
Mais il est bien trop ridicule, trop gênant, de vénérer ces dieux en vieux bois grossier dans leurs nids de paille. Non qu’Apollon ou Mercure me semblent moins absurdes, voire Mithra ou n’importe quels autres dieux parmi les douzaines qui existent en Orient et qui reviennent régulièrement à la mode au fil des siècles à Rome : Baal, Mardouk, Jéhovah et les autres. Ils sont pour moi aussi insignifiants les uns que les autres. Et pourtant, il y a des moments où je sens un grand vide en moi, je lève alors les yeux vers les étoiles en me demandant comment et pourquoi elles ont été créées, sans trouver la moindre réponse.
Je n’ai pas envie de discuter de ce genre de chose avec elle. C’est un sujet privé.
Mais sa question sur le ton de la plaisanterie à propos de nos dieux m’a blessé. Je suis perplexe ; un peu honteux d’être britannique, ce qui, je l’ai senti dès le départ, est précisément un des éléments, sinon l’élément essentiel, qui fait qu’elle s’intéresse à moi.
Nous quittons enfin les ruines.
Nous arrivons à l’hôtel, et à notre chambre. Notre suite a une terrasse qui donne sur les fouilles, une chambre décorée avec des fresques dans le plus pur style de Pompéi, une baignoire en marbre dans laquelle on pourrait tenir à six. Nous nous déshabillons en prenant tout notre temps. Lucilla possède un corps musclé, large d’épaules et de hanches, des fesses charnues et une poitrine généreuse : un corps superbe, pour mon goût personnel, mais elle semble craindre qu’il ne lui manque une certaine élégance. Le grain de sa peau est merveilleux, pâle comme de la soie fine, avec juste ce qu’il faut comme charmantes taches de rousseur sur la poitrine et les épaules, et – curiosité que je trouve très amusante – les poils de son pubis sont noirs comme la nuit, contrastant ainsi de manière saisissante avec ses cheveux roux.
Elle remarque mon regard.
« Je ne me suis pas fait teindre, m’informe-t-elle. C’est naturel, je ne peux pas l’expliquer.
— Et ceci ? » dis-je, en effleurant le tatouage représentant un pin sur l’intérieur de sa cuisse droite. « C’est une marque de naissance peut-être ?
— Ce sont les prêtres d’Atys qui me l’ont fait, lors de mon initiation.
— Le dieu phrygien ?
— Je fréquente son temple. À l’occasion. Au printemps, en général. »
Ainsi, elle s’est bien jouée de moi.
« Atys ! Une disciple d’Atys le Phrygien ! Ah, Lucilla, Lucilla ! Et vous avez eu l’audace de me dire que vous preniez les Britanniques pour des sauvages parce que certains d’entre nous vénèrent des dieux païens. Alors que pendant tout ce temps vous portiez la marque d’Atys sur votre propre corps, à quelques centimètres de votre… votre…
— De mon quoi, mon amour ? Vas y, dis son nom. »
Je le lui dis en britannique. Elle le répète, en savourant chaque parole, tellement étrange pour elle, tellement barbare.
« Maintenant, embrasse-le, dit-elle.
— Avec plaisir », dis-je, avant de me mettre à genoux et de m’exécuter. Puis, je la prends dans mes bras de Barbare et la porte jusqu’à la baignoire, je la glisse à l’intérieur et m’allonge à côté d’elle. Nous restons à tremper un certain temps, puis nous nous frottons mutuellement, en riant ; ensuite, encore mouillés, nous sautons du bain pour nous précipiter sur le lit. Elle veut du sauvage, elle va en avoir, des caresses barbares vigoureuses qui provoquent en elle des râles de plaisir parmi lesquels on doit pouvoir déceler quelques paroles obscènes en romain. Elle me rend la pareille en pratiquant l’art subtil et recherché de l’amour à la romaine, des techniques remontant à l’époque de César, des frémissements de ses muscles intérieurs, de subtiles caresses du bout des doigts qui me poussent aux confins de la folie. Nous avons à peine terminé que nous remettons cela.
« Mon sauvage, murmure-t-elle. Mon Celte ! »
De Pompéi nous partons pour Surrentum, une magnifique ville sur la côte au milieu d’orangers et de citronniers. Nous disons à notre cocher de nous y attendre un jour ou deux et nous prenons un bateau jusqu’à l’île romantique de Caprae, terrain de jeu des empereurs. Lucilla s’est chargée des réservations dans un des meilleurs hôtels de l’île, une demeure sur les hauteurs appelée le Punta Tragara qui possède, m’a-t-elle dit, une vue magnifique sur le port. Elle est déjà venue ici. Je me demande bien avec qui et combien de fois.
Lucilla et moi restons allongés, nus, sur la terrasse de notre chambre, installés sur des peaux de mouton, savourant cette douce soirée d’automne. Le ciel et la mer sont du même bleu turquoise et il est difficile de distinguer la ligne qui les démarque. En face de nous, de hautes falaises boisées se dressent en partant de la mer. Des oiseaux aux larges ailes se glissent dans le crépuscule. Dans la ville en contrebas, les premières lumières commencent à briller.
« Je ne connais même pas ton nom, lui dis-je, un peu plus tard.
— Bien sûr que si. Je m’appelle Lucilla.
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Ton nom complet.
— Lucilla Junia Scaevola.
— Scaevola ? Tu n’aurais pas un lien de parenté avec le consul Scaevola, par hasard ? »