« Oui ?
— C’est moi. »
Lucilla. « Que les dieux soient loués ! Entre ! »
Elle porte une robe en soie, si fine qu’elle pourrait aussi bien être nue. Elle tient dans une main un bougeoir, dans l’autre, une flasque de ce qui semble être du vin. Je constate qu’elle est encore un peu éméchée du repas. Je lui prends le bougeoir avant qu’elle ne mette le feu, puis la flasque.
« On pourrait inviter Adriana à venir nous rejoindre, dit-elle timidement.
— Tu es folle ?
— Non. Et toi ?
— Vous deux, vous… ?
— C’est ma meilleure amie. Nous partageons tout.
— Non. Pas ça.
— Tu es vraiment provincial, Cymbelin.
— Peut-être. Mais une seule femme à la fois me suffit largement. »
Elle paraît déçue. Je comprends alors qu’elle a dû me promettre à Adriana pour la nuit. Après tout, nous sommes dans l’Italie impériale où la longue tradition de débauche semble visiblement être toujours de mise. Bien que je revendique être romain, je dois admettre que je ne le suis pas tant que cela. Adriana Frontina est extrêmement séduisante, certes, mais Lucilla aussi et, pour l’instant, je n’ai besoin de personne d’autre, c’est aussi simple que cela. De simples plaisirs provinciaux. Je vivrai certainement assez vieux pour le regretter, mais je m’entête à en rester à des plaisirs simples.
Lucilla, déçue ou non, est suffisamment passionnée pour deux. La nuit se déroule dans une douce torpeur. Nos ébats sont sauvages, enfiévrés. Elle m’apprend deux ou trois autres petites choses, au point d’applaudir à ses propres prouesses érotiques. Il n’y a aucune femme comme elle en Britannie : en tout cas, à ma connaissance.
Nous regardons l’aube se lever sur le balcon de ma chambre, encore épuisés de la plus agréable manière, profitant de la brise matinale venant de la baie.
« Quand est-ce que tu veux monter vers le nord ? dit-elle.
— Quand tu veux.
— Demain ?
— Pourquoi pas ?
— Je dois te prévenir, tu risques d’être choqué par ce que tu verras à Urbs Roma.
— Alors, je serai choqué.
— Il en faut peu pour te choquer, n’est-ce pas, Cymbelin ?
— Pas vraiment. Je découvre certaines choses, c’est tout. »
Lucilla glousse. « Je t’enseignerai nos manières, n’aie pas peur. Cela sera moins impressionnant avec l’habitude. Mon pauvre Barbare adoré.
— Je t’ai déjà dit de ne pas…
— Je voulais dire, mon pauvre Celte adoré. Suis-moi à Rome, mon amour. Mais souviens-toi de ce que l’on dit : à Rome, fais comme les Romains.
— J’essaierai, promis. »
Un autre chariot est mis à notre disposition pour le voyage : cette fois-ci, c’est celui qu’Ezio avait pris, seul, pour venir de Rome. Il doit remonter vers le nord la semaine prochaine avec Druso Tiberio dans un de ses chars, mais il faut bien ramener celui d’Ezio à la capitale. Ce qui explique que nous le prenions. Il est bien moins luxueux que celui que nous avons utilisé quelques jours plus tôt avec Lucilla, mais il est tout de même beaucoup plus imposant que ce à quoi on pourrait s’attendre de quelqu’un comme Ezio. Il doit s’agir sans nul doute d’un cadeau de Druso.
Toute la famille vient nous saluer à notre départ. Marcello Domiziano tient à m’assurer que je serai toujours le bienvenu chez lui à Neapolis, que je considère sa maison comme la mienne. Je l’invite à mon tour à nous rendre visite en Britannie. Adriana embrasse Lucilla un peu plus tendrement que normal – je commence à me poser certaines questions à leur sujet – puis elle m’embrasse sur la joue. Mais en me retournant, je vois un éclat mêlé de fureur et de regret passer dans son regard. Je crains de m’être fait une ennemie. Mais peut-être trouverai-je un moyen de me faire pardonner un autre jour : c’est en tout cas une perspective assez agréable.
Nous devons emprunter la Via Roma pour remonter vers le nord et pour cela, il faut descendre vers le centre-ville. Comme nous n’avons pas de cocher, j’assume ce rôle tandis que Lucilla est assise à côté de moi. Nos chevaux, deux pur-sang arabes fougueux, sont bien assortis et je n’ai pas besoin de beaucoup les diriger. Le temps est doux, parfumé, avec quelques brises légères ; mais ce n’est jamais qu’une journée estivale comme il y en a tant pendant les huit mois de l’année. Je repense à mon pays natal et au temps sombre et froid qu’il doit y faire.
« Y a-t-il seulement un hiver ici en Italie ? demandé-je. Ou les empereurs ont-ils passé des accords secrets avec les dieux ?
— Oh, il peut parfois être très froid et très humide, affirme Lucilla. Tu verras. Pas tellement par ici, mais à Rome, les hivers sont parfois rudes. Tu seras encore là pendant les Saturnales, non ? »
C’est dans deux mois. « Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Je suppose que oui.
— Tu verras alors le froid qu’il peut faire. D’habitude, en hiver, je descends en Sicile ou en Égypte, mais cette année, je vais rester à Rome. » Elle se blottit contre moi. « Lorsque les pluies arriveront nous nous tiendrons chaud. Ce devrait être agréable, tu ne crois pas, Cymbelin ?
— Absolument. D’un autre côté, j’aurais bien aimé visiter l’Égypte, tu sais. On pourrait y aller ensemble à la fin de l’année. Les pyramides, les grands temples de Menfe…
— Je dois rester à Rome cet hiver. Du moins dans les environs.
— Vraiment ? Et pourquoi donc ?
— Une affaire de famille. Ça concerne mon oncle, je ne peux pas en dire plus. »
Je comprends aussitôt à quoi elle fait allusion.
« Il va de nouveau être nommé consul, c’est ça ? Je me trompe ? »
Elle se raidit et prend une profonde inspiration, je sais que j’ai visé juste.
« Je ne peux pas en parler, répond-elle un instant plus tard.
— Mais c’est bien ça. Forcément. Les consuls nommés au nouvel an prennent leurs fonctions le premier de Januarius et tu veux évidemment être là pour assister à la cérémonie. Ce sera quoi, son quatrième mandat ? Le cinquième, peut-être ?
— Je t’en prie, Cymbelin.
— Promets-moi au moins ceci. Nous resterons à Rome jusqu’à son investiture, ensuite nous irons en Égypte. À la mi-Januarius, d’accord ? Je nous vois déjà descendant le Nil dans une felouque pour deux…
— C’est encore loin. Je ne peux pas faire de promesses à si long terme. » Elle pose sa main sur mon poignet un long moment. « Mais nous tâcherons de nous amuser autant que possible, même s’il fait froid et humide, n’est-ce pas, mon amour ? »
Je comprends qu’il ne sert à rien d’insister sur ce point. Peut-être a-t-elle déjà des projets pour Januarius et que je n’en fais pas partie : un voyage en Afrique avec un de ses amis impériaux peut-être, le jeune Flavius César, ou un autre membre de la famille royale. Une jalousie irrationnelle s’empare de moi l’espace d’un instant, puis je décide d’oublier le mois de Januarius. Nous sommes en octobre et la sublime Lucilla Junia Scaevola partagera mon lit cette nuit, celle de demain et toutes les autres jusqu’aux Saturnales si cela me chante, ce qui est le cas, et c’est pour l’instant tout ce à quoi je devrais penser.
Nous passons devant les grands hôtels de la Via Roma. Leurs façades resplendissantes brillent sous le soleil matinal. Puis nous quittons la ville en remontant vers les banlieues sur les hauteurs, une enfilade de petites villas et, ici et là, une colline isolée avec quelque magnifique demeure de la famille impériale la dominant. Nous dépassons ensuite les collines pour nous retrouver dans les plaines fertiles de Capania Felix en direction de la capitale plus au nord.