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Jack Campbell

Victorieux

À Paul Parsons, grand enthousiaste, grand esprit et grand cœur, toutes choses qu’il partageait généreusement avec ceux, très nombreux, qui le regretteront.

Un

Il avait souvent affronté la mort et aurait volontiers recommencé plutôt que d’assister à cette réunion.

« Vous n’allez pas vous retrouver face au peloton d’exécution, lui rappela Tanya Desjani. Mais informer le Grand Conseil de l’Alliance. »

Le capitaine John Geary tourna légèrement la tête pour regarder dans les yeux le capitaine Desjani, commandant du croiseur de combat Indomptable, son vaisseau amiral.

« Ayez l’obligeance de me remettre la différence en mémoire.

— Les politiciens ne sont pas censés porter d’armes et ils ont plus peur de vous que vous d’eux. Détendez-vous. S’ils vous voient nerveux, ils s’imagineront que vous préparez un coup d’État. » Desjani fit la grimace. « Sachez qu’ils sont accompagnés de l’amiral Otropa.

— L’amiral Otropa ? »

Geary était littéralement resté hors circuit pendant un siècle, de sorte qu’il ne connaissait des actuels officiers que ceux qui servaient à bord des vaisseaux de la flotte proprement dite.

Desjani hocha la tête, en instillant dans ce simple geste un dédain qui ne prenait visiblement pas Geary pour cible.

« Le conseiller militaire du Grand Conseil. Ne craignez surtout pas de voir le Conseil tenter de lui confier le commandement de la flotte. Personne ne supporterait de voir Otropa l’Enclume se substituer à vous. »

Geary observa son reflet dans le miroir ; il était fébrile et se sentait mal à l’aise dans sa tenue d’apparat. Il n’avait jamais aimé les briefings et n’aurait sûrement pas imaginé, un siècle plus tôt, qu’il serait un jour appelé à instruire le Grand Conseil.

« L’Enclume ? Le sobriquet me semble assez irrespectueux.

— On le lui a donné parce qu’il a été fréquemment battu, expliqua Desjani. Ses talents de politique surpassant largement ses compétences militaires, Otropa a fini par se dire que la situation d’attaché militaire du Grand Conseil était plus salubre. »

Geary faillit s’étouffer en réprimant un éclat de rire. « Il y a de pires surnoms que Black Jack, à ce qu’on dirait bien.

— Un bon paquet. » Du coin de l’œil, Geary vit Desjani incliner la tête de côté dans une attitude inquisitrice. « Vous ne m’avez jamais dit comment vous aviez gagné celui de Black Jack ni pourquoi vous le détestiez autant. Comme tous les gamins de l’Alliance, j’ai appris la version officielle de votre biographie, mais elle ne dit rien de votre détestation de ce surnom. »

Il jeta un regard dans sa direction. « Et quelle est-elle, cette version officielle ? »

Depuis qu’il s’était réveillé de son hibernation dans une capsule de survie endommagée perdue dans l’espace, il s’était efforcé d’éviter la lecture des rapports autorisés mettant son prétendu héroïsme en exergue.

« Que vos évaluations, ni d’ailleurs celles relatives aux unités que vous avez commandées, n’ont jamais présenté de mauvaises notes ni d’annotations dans le rouge, expliqua Desjani. Toujours “Au niveau de ce qu’on attend de lui, voire au-delà”, à l’encre noire. D’où ce “Black Jack”.

— Que mes ancêtres nous préservent. » Geary s’efforça de ne pas éclater de rire. « Quiconque consulterait sérieusement mes états de service s’apercevrait que c’est faux.

— En ce cas, quelle est la vérité ?

— Je devrais au moins garder un petit secret pour vous.

— Tant qu’il reste d’ordre personnel… Le capitaine de votre vaisseau amiral se doit de connaître tous ceux qui sont de nature professionnelle. » Desjani s’interrompit une seconde puis reprit ; « Cette réunion avec le Grand Conseil ? Ne m’avez-vous rien caché ? Allez-vous vraiment agir comme vous me l’avez dit ?

— Oui, et oui. »

Il se tourna vers elle entièrement, sans chercher à dissimuler son inquiétude. En sa qualité de commandant de la flotte, Geary s’était vu contraint de toujours afficher la plus grande assurance si grave que fût la situation. Desjani était l’une des rares personnes à qui il confiait ses angoisses :

« Je vais marcher sur la corde raide. Il me faut les convaincre de la nécessité de notre intervention, les persuader qu’ils doivent m’en donner l’ordre et ce sans leur faire croire que je prends le pouvoir. »

Desjani opina ; elle-même ne semblait nullement inquiète. « Vous vous débrouillerez très bien, capitaine. Pendant que vous rectifierez votre tenue, je vais m’assurer que tout est prêt dans la soute des navettes pour votre vol jusqu’à la station spatiale d’Ambaru. »

Elle salua avec une méticuleuse précision puis pivota sur elle-même et sortit.

Geary continua de fixer l’écoutille de sa cabine après qu’elle se fut refermée derrière Tanya Desjani. Il avait toujours observé avec elle un comportement parfaitement officiel, nonobstant l’erreur monumentale et extraordinairement antiprofessionnelle qu’il avait commise en en tombant amoureux. Certes, il ne le lui avait jamais avoué ouvertement et il ne le ferait pas. Du moins tant qu’elle resterait sa subalterne. Qu’elle-même éprouvât manifestement les mêmes sentiments à son égard, bien qu’aucun des deux ne s’en ouvrît à l’autre ni n’agît en conséquence, n’était assurément pas fait pour rendre la situation plus confortable. Celle-ci serait sans doute passée pour un problème mineur dans un univers plus vieux que le sien d’un siècle, où l’Alliance le prenait pour un héros mythique revenu d’entre les morts, où une guerre sans issue l’opposant aux Mondes syndiqués faisait rage depuis cent ans, et où ses citoyens au bout du rouleau étaient à ce point écœurés de leurs propres leaders politiques qu’ils l’auraient accueilli à bras ouverts s’il avait décidé de s’autoproclamer dictateur. Mais, parfois, le problème le plus infime peut aussi vous sembler le plus insoutenable.

Geary se concentra de nouveau sur son reflet dans le miroir sans parvenir à déceler la moindre imperfection dans sa tenue, mais conscient, toutefois, que Desjani n’aurait pas lâché cette lourde allusion à la nécessité de la « rectifier » si elle n’avait pas repéré quelque chose. Les sourcils froncés, Geary déplaça quelques menues choses d’une fraction de millimètre puis son regard se porta sur l’Étoile de l’Alliance aux multiples pointes qui pendait juste sous son col. Il n’aimait pas porter cette médaille qui lui avait été décernée après son prétendu décès lors d’une bataille perdue remontant à un siècle, car il ne lui semblait pas avoir mérité cet honneur, mais le règlement exigeait d’un officier en uniforme d’apparat qu’il portât « tous les insignes, décorations, récompenses, rubans et médailles auxquels il avait droit ». Il ne pouvait pas se permettre de décider de son propre chef des règlements auxquels il allait ou non se conformer pour la seule raison qu’il en avait le pouvoir, car, s’il commençait, il ne voyait pas où il s’arrêterait.

Alors qu’il s’apprêtait à partir, l’alarme de sa com bourdonna. Geary abattit la paume sur la touche pour accepter l’appel et l’image du capitaine Badaya lui apparut, souriant avec assurance et donnant l’impression de se tenir juste devant lui alors que Geary savait pertinemment qu’il était physiquement présent à bord de son propre vaisseau.

« Bonjour, capitaine. » Badaya rayonnait.

« Merci. J’allais me rendre à cette réunion avec le Grand Conseil. »

Il lui fallait ménager Badaya. S’il n’était, techniquement, que le commandant du croiseur de combat Illustre, c’était aussi le chef d’une faction de la flotte qui, si Geary s’avisait de prendre le pouvoir, soutiendrait allègrement sa dictature militaire. Dans la mesure où cette faction comprenait désormais la presque totalité de la flotte, Geary devait veiller à ce qu’elle ne déclenchât pas un tel coup d’État. Depuis qu’il avait assumé son commandement, ses craintes relatives à une mutinerie dirigée contre lui-même s’étaient transformées en appréhensions portant sur l’éventualité d’une rébellion contre l’Alliance menée en son nom.