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Geary se massa les yeux. « Et le sénateur Navarro ? Que signifiaient toutes ces piques qu’on lui adressait ?

— Qu’on le soupçonne de traiter en coulisse avec les Syndics. Il vient du système d’Abassas, proche de la frontière, et les systèmes voisins ont été frappés par l’ennemi à de multiples reprises. Abassas ne l’a plus jamais été depuis qu’il a été élu à la présidence du Grand Conseil. »

Le moins qu’on pût dire, c’était que ça l’affichait mal. « Tu crois qu’il pactise avec l’ennemi ? »

Rione détourna un instant les yeux pour réfléchir. « Je n’ai jamais eu vent d’une seule accusation de corruption portée contre Navarro qui fût corroborée. Il est vrai, bien entendu, que ses ennemis en répandent le bruit, mais on ne l’a jamais pris sur le fait. J’en serais informée, même si l’affaire avait été étouffée. En dépit de l’étrange immunité de son système stellaire natal, rien n’apporte de l’eau au moulin de la trahison ni d’ailleurs d’un autre moindre forfait. » Elle s’interrompit. « Je le crois aussi honnête que chacun d’entre nous et je pense qu’il agit au mieux des intérêts de l’Alliance. Mais pour préserver le statu quo il a dû passer de nombreux compromis. C’est toute la différence entre les bons stratèges militaires et les bons dirigeants politiques. Tu m’as toi-même administré la preuve qu’un bon stratège ne devait sacrifier les vies de ses hommes qu’avec parcimonie et toujours en le regrettant, mais qu’il s’y résolvait si nécessaire. Un bon politicien réserve le même sort aux principes. Mais on n’organise pas de belles funérailles pour les principes.

— Serais-tu en train de me dire qu’il te ressemble ?

— Par bien des traits.

— En ce cas, on peut se fier à lui en dépit du fait qu’Abassas est épargné. »

Rione lui jeta un regard agacé. « Je ne te conseillerai jamais de te fier à moi en toutes choses. Cela dit, oui, je crois qu’il approuvera toute ligne d’action qui lui paraîtra la plus profitable pour l’Alliance. Mais tu as constaté toi-même combien son aptitude à imposer son contrôle sur le Conseil était contrecarrée par les soupçons qui pèsent sur sa personne. »

Un autre détail avait embarrassé Geary et il posa la question : « Est-ce pour cette raison qu’il a approuvé le plan de l’amiral Bloch en dépit de tout ce qui risquait de le faire capoter, et du fait qu’en cas de victoire Bloch risquait de transformer son succès en dictature ?

— La présidence du Grand Conseil n’est pas permanente. » Rione haussa les épaules. « Quand le plan de Bloch a été approuvé, Costa en occupait le siège. Navarro s’était opposé à l’approbation du projet de Bloch, mais, en raison des suspicions qui pesaient sur lui, ses arguments n’ont pas prévalu. Un traître n’approuverait pas un projet susceptible d’apporter la victoire, n’est-ce pas ?

— Je vois. Mais un homme loyal, prudent et avisé non plus, compte tenu des risques que présentait ce plan. » Geary jeta un regard vers la porte hermétiquement fermée. « Pourquoi n’as-tu rien voulu me dire de ces politiciens avant que je leur fasse mon rapport ?

— Parce que je tenais à ce que tu préserves au mieux ton masque de militaire apolitique. » Rione soupira. « Si j’avais fait état de leur véritable personnalité, tu aurais réagi de façon personnelle et peut-être révélé une facette politicienne de la tienne. De cette manière, tu es resté d’un professionnalisme absolu, parfaitement objectif, une sorte de parangon de l’officier qui n’a aucune visée politique et ne songe qu’à remplir sa mission de soldat. » Elle eut un rire sarcastique. « Tu n’as sans doute pas mesuré à quel point ça les a secoués. Ils s’attendaient à rencontrer un de leurs semblables, un politique en uniforme plutôt qu’en civil, et, quand tu n’en as rien montré, ils n’ont plus su par quel bout te prendre. À un moment donné, je me suis aperçue que Navarro avait compris que tu ne jouais nullement la comédie, que tu correspondais exactement à ce qu’il voyait et entendait, et c’est précisément à cet instant que j’ai commencé à croire en nos chances de succès. » Son humeur s’altéra de nouveau et elle lui décocha un regard sardonique. « Une bonne chose que je sois à ta botte, non ? »

Il allait répliquer sèchement, mais il ravala ses paroles et opta pour une déclaration plus tempérée : « Je ne m’étais pas rendu compte que tu surveillais toutes mes communications.

— Ce n’est pas le cas, affirma-t-elle. Je m’efforce de surveiller toutes celles de Badaya. Percer tes filtres de sécurité reste passablement ardu, grâce en soit rendue aux diligents efforts en ce domaine du commandant de l’Indomptable, mais, en l’occurrence, je suis passée par les transmissions de Badaya. Ne t’inquiète pas, je ne lui nuirai que s’il devient une menace incontrôlée. Pour l’heure, ses délires nous sont encore utiles. »

Ça sonnait faux de multiples façons. « Je ne le dupe pas par intérêt personnel. Toi non plus.

— Ne vous imaginez surtout pas que vous savez tout de moi, capitaine Geary. » Rione eut un sourire glacial. « Ne vous fiez aux gens que si vous ne pouvez pas faire autrement. »

Il se contenta de hocher la tête sans répondre. Rione restait une énigme, mais, autant qu’il pût le dire, elle était aussi une alliée. Il avait également la certitude que Desjani, Duellos et Tulev la tenaient à l’œil, à l’affût de tout signe de traîtrise.

L’attente se prolongeait. Geary ne pouvait que se résoudre à patienter, raide comme un piquet, pendant que Rione s’adossait à la cloison, le regard lointain. Pour la énième fois, il regretta de ne pas pouvoir lire dans ses pensées.

Timbal revint un peu plus tard en secouant la tête : « L’amiral Firgani projetait une intervention destinée à éliminer votre “garde d’honneur” de fusiliers. J’ai finalement réussi à le convaincre de l’ineptie de cette opération en opposant l’armement massif de la flotte aux atouts dont il dispose, et en lui démontrant qu’il serait impossible de venir à bout d’un peloton de fusiliers en cuirasse de combat dans un compartiment externe comme celui-ci sans que tout le système stellaire ne repère aussitôt le feu d’artifice. Firgani lui-même n’est pas assez stupide pour se lancer dans un combat aussi inégal.

— Et l’amiral Otropa ? s’enquit Rione.

— Il avait tout un tas de questions à poser sur ce qui s’était passé après qu’on lui eut donné congé. » Timbal ne cherchait nullement à cacher sa joie. « Il voulait que je lui en fasse un rapport complet. Je lui ai répondu qu’on avait encore besoin de moi ici. » L’attitude de l’amiral avait changé de manière drastique, et Timbal se comportait désormais comme si, au lieu de redouter ses prochaines décisions, il faisait désormais intégralement partie de l’équipe de Geary. « On joue cartes sur table, n’est-ce pas ? Je ne vois d’ailleurs aucune raison de dissimuler mon jeu, mais mes ancêtres savent que je n’aurais pas fait la moitié de ce que vous avez accompli dans l’espace syndic. »

Geary secoua la tête. « Cartes sur table, amiral.

— C’est un soulagement, je ne crains pas de vous l’avouer. » L’espace d’un instant, Timbal parut plus âgé.

« Nombre d’entre nous savaient ce que projetait Bloch. Beaucoup d’autres officiers manœuvraient plus ou moins dans le même sens.

— Qu’auriez-vous fait si Bloch était revenu victorieux ? » demanda Rione.

Timbal prit une profonde inspiration. « Je ne devrais même pas répondre à cette question, mais le capitaine Geary se fie manifestement à vous. Pour être tout à fait franc, j’ignore comment j’aurais réagi. Réellement. Beaucoup d’entre nous n’en savaient rien. Nous désespérions comme tout le monde, nous nous méfiions du gouvernement, nous savions à quel point l’Alliance en son entier s’effilochait, et nous ne savions pas que faire d’autre. Mais… un coup d’État… ? Avez-vous entendu parler du chat quantique, madame la coprésidente ? Celui qu’on a enfermé dans une boîte et dont on ne peut dire s’il est mort ou vivant qu’en regardant dans cette boîte, tant et si bien que l’univers ne se décide dans un sens ou dans l’autre que lorsqu’on en soulève le couvercle. C’était pareil. Si Bloch était revenu, beaucoup auraient ouvert cette boîte pour comprendre de quel côté penchait leur cœur. Nous n’aurions eu la réponse que par cette méthode. Je ne la connaîtrai jamais maintenant, à mon plus grand soulagement autant qu’à ma plus grande honte. Comme l’a dit un sénateur, savoir ce que voulait dire exactement la loyauté à l’Alliance était beaucoup plus facile autrefois. Mais peut-être n’était-ce pas si simple que cela à l’époque, et peut-être n’est-ce pas vraiment si compliqué aujourd’hui. Peut-être la réponse n’a-t-elle jamais changé mais ne posons-nous plus les mêmes questions. »