Timbal hocha de nouveau la tête avec fermeté. « Je suis persuadé que vous avez raison, monsieur. Le personnel de la flotte verra dans cette promotion une reconnaissance de ses inquiétudes et de ses exigences.
— Merci, amiral. Donc, amiral Geary, allez-vous accepter ces insignes ? »
Compte tenu de l’importance des justifications avancées par Navarro, Geary se sentit légèrement coupable : la première chose qui lui avait traversé l’esprit n’était pas la conscience de son incapacité à assumer cette position, mais bel et bien un souci d’ordre purement personnel.
Rione le fixait. « Que faut-il donc que nous fassions pour vous faire accepter ce grade, capitaine Geary ? » demanda-t-elle d’une voix égale. Il soutint son regard, conscient qu’elle avait percé à jour son souci majeur, non sans se demander si, sachant cela, elle n’était pas capable de le taquiner cruellement. Mais ses paroles suivantes prouvèrent que sa question avait une raison toute différente : « Peut-être que… s’il n’était pas permanent… ? »
Il se raccrocha à cette bouée comme un marin à la dérive à qui l’on vient de lancer un bout. « Oui. Une nomination temporaire à ce grade.
— Temporaire ? s’étonna Navarro. Quel délai envisageriez-vous ?
— Jusqu’à… la fin de la guerre. Quand elle s’achèvera et que je ramènerai la flotte, sa mission accomplie, je renoncerai à son commandement ainsi qu’à ce grade provisoire pour reprendre mes galons actuels de capitaine. »
L’amiral Timbal le dévisagea. « Vous rendez-vous compte que, pour nous, tout ce qui reste suspendu à la fin de la guerre est permanent ?
— Pas pour moi, amiral. » Geary lança à Navarro un regard implorant. « Puis-je mettre cette condition à mon acceptation de ce grade ? Formellement ? Avec la promesse du gouvernement ? »
Navarro réfléchit un instant puis fit un geste signifiant plus ou moins « Pourquoi pas ? » « Certainement. Je ferai consigner cela dans les archives officielles. Dès que la guerre s’achèvera et que vous ramènerez la flotte dans l’espace de l’Alliance, vous reprendrez votre grade actuel de capitaine et vous renoncerez au commandement de la flotte. »
Geary eut une seconde d’hésitation ; il se demandait pourquoi Navarro avait cédé si facilement. Son expérience lui soufflait que les gens n’avaient jamais jusque-là consenti de bon gré à laisser Black Jack Geary se détourner des devoirs qu’ils souhaitaient lui assigner. Mais il ne pouvait plus se dérober aux ordres du gouvernement maintenant que celui-ci avait accepté les conditions qu’il lui imposait si indûment. « Très bien, monsieur. »
Navarro tendit de nouveau la main, paume ouverte. « En ce cas, prenez vos insignes, capitaine… Pardon… amiral de la flotte. »
Geary reçut les supernovæ d’or dans sa main et se contenta de les fixer.
Rione se rapprocha de lui et lui replia les doigts sur l’insigne. « Laissez donc votre commandant de bord vous aider à les accrocher, murmura-t-elle. Ça lui fera plaisir. L’idée n’était pas de moi, mais, dès qu’elle a été émise, je l’ai fermement appuyée. »
Navarro sourit à Geary. « Bonne chance, amiral. C’est assez étrange en vérité. J’avais pris l’habitude d’être regardé comme une espèce de vermine à qui l’on ne pouvait se fier pour agir au mieux des intérêts de l’Alliance. Et voilà que je me retrouve en train d’espérer que je ne vous laisserai pas tomber, parce que vous croyez sincèrement que je vaux beaucoup mieux que ça. »
Geary se sentit encore plus léger moralement lorsque sa navette accéléra pour s’éloigner de la station spatiale d’Ambaru, tandis que ses fusiliers se détendaient dans son dos. Sans l’insigne qu’il serrait dans sa paume, sans doute la tête lui aurait-elle tourné, mais les supernovæ d’or semblaient l’ancrer aussi fermement au sol que si elles avaient eu la puissance d’attraction gravitationnelle d’astres véritables.
« Capitaine ? appela la pilote. L’Indomptable demande à connaître l’identité et le grade du passager. Êtes-vous toujours… euh… »
Geary se rendit compte que Rione et lui n’en avaient encore rien soufflé. « Pardon. Oui. Je suis encore le commandant de la flotte.
— Remercions-en le… Euh… merci, capitaine, je veux dire !
— Elle va en faire part à tout le système stellaire, marmonna Rione.
— Je suis persuadé que ce sera bientôt annoncé officiellement, répondit Geary avec un haussement d’épaules.
— On n’annoncera pas que cela, capitaine Geary. » Rione s’adossa à son siège et ferma les yeux, apparemment pour se relaxer.
Le fuselage rassurant de l’Indomptable ne tarda pas à les surplomber puis à les contourner, tandis que la navette l’abordait dans une embardée suivie d’une volte, comme si ce véhicule lui-même exultait. Geary reprit la tête et sourit en constatant que Desjani les attendait au pied de la rampe. Elle lui fit un signe de tête assorti d’un sourire fugace, puis Rione apparut et la bouche de Desjani se tordit légèrement, tandis que Geary saluait les gardes, alignés pour rendre les honneurs au commandant de la flotte revenu à bord.
« Et voilà, annonça Rione au pied de la rampe. John Geary, revenu à bord sain et sauf et sans une égratignure. »
Le regard de Desjani resta rivé sur Geary. « Vous restez le commandant de la flotte ? Pour combien de temps ?
— Jusqu’à ce que ma mission soit remplie. »
Desjani savait ce que cela signifiait et ses yeux s’illuminèrent. « Bon retour à bord, capitaine. Quand repartons-nous ? »
Geary constata que Rione partait dans l’autre sens, le laissant se diriger vers sa cabine en compagnie de Tanya. « Pas avant une semaine au moins, le temps de réparer, de réapprovisionner et de renforcer nos effectifs.
— Tout cela sera le bienvenu. » Desjani jeta un coup d’œil dans la direction que Rione venait d’emprunter. « Devait-elle forcément revenir ? N’y aurait-il pas une planète, un astéroïde ou une colonie pénitentiaire qui requerrait instamment sa présence ?
— Elle va sans doute repartir avec nous, Tanya. » Geary s’efforça de ne pas sourire en voyant tiquer Desjani. « Avec d’autres sénateurs. Je ne sais pas qui exactement.
— Je préférerais avoir des Syndics à mon bord. Ils ne vous font donc pas confiance ?
— Oh que si. » Il hésita, ne s’en ressentant pas d’informer sur-le-champ Desjani de sa promotion. « Le Grand Conseil a approuvé mes deux propositions. Nous allons d’abord nous en prendre aux Syndics puis, si les circonstances le permettent, tailler le bout de gras avec les extraterrestres.
— Excellent. » Elle tourna vers lui un regard triomphant. « Je n’ai jamais douté de vous. J’étais certaine que vous réussiriez.
— Nous n’avons encore mené à bien aucune de ces deux missions.
— Je ne vous laisserai pas choir. La flotte non plus, et vous ne nous avez jamais laissés tomber. » Ils arrivaient à la cabine de Geary et elle sourit derechef. « J’imagine que vous allez prendre un peu de repos. Dès que vous serez prêt, je vous serai reconnaissante de bien vouloir me fournir des informations plus complètes.
— Bien entendu. » Il brandit sa main libre en la voyant s’éloigner. « Une seconde. J’ai quelque chose à vous montrer. »
Desjani fronça les sourcils mais le suivit dans sa cabine.
L’écoutille refermée, il ouvrit enfin la main et la tendit vers elle.
Desjani baissa les yeux puis son sourire s’élargit lentement et elle les releva. « Félicitations, amiral de la flotte Geary. » Son sourire s’évanouit au bout d’une seconde. « C’est d’ores et déjà effectif ?