— Mais nous continuons malgré tout de baptiser des vaisseaux de ce nom ?
— M’est avis que la bureaucratie de la flotte est résolue à démontrer l’irréalité de cette malédiction, quoi qu’il en coûte et quel que soit le nombre d’Invulnérable perdus dans ce processus », suggéra sèchement Timbal.
Geary fit la grimace. « Avant Grendel, on parlait de baptiser les vaisseaux d’après des planètes ou des gens.
— Le sujet revient encore sur le tapis à l’occasion. Pour avorter aussitôt, car personne ne tombe jamais d’accord sur la méthode de sélection des planètes ou des gens à honorer, Cette question attise beaucoup trop de haines et de mécontentements, de sorte que nous finissons toujours par baptiser croiseurs de combat et cuirassés d’après une qualité ou un attribut sur lequel tout le monde peut feindre de s’accorder. » Timbal haussa les épaules. « Donc les cinq bâtiments de classe Adroit et le dernier Invulnérable, plus l’Intempérant et l’Insistant sont vos nouveaux croiseurs de combat. Puis viennent les cuirassés. Vous avez déjà le Fiable et l’Intrépide. Soutien, Ingression et Retentissant sont en chemin. En sus de ces unités principales, vous disposerez d’un total de douze nouveaux croiseurs lourds, de dix autres croiseurs légers et de dix-neuf destroyers. » L’amiral s’excusa d’un regard. « Le Grand Conseil tient à conserver ici un grand nombre de destroyers pour servir d’éclaireurs et d’estafettes.
— Pas grave, le rassura Geary. J’accepte déjà avec reconnaissance tout ce qui s’ajoute à la flotte.
— Autre chose ? D’une manière générale ? »
Geary étudia attentivement l’hologramme affichant l’état de la flotte puis haussa les épaules. « Rien que je puisse exiger en toute conscience. L’Alliance me fournit déjà beaucoup de ses ressources. »
Timbal hocha la tête. « Je regrette seulement que nous ne disposions pas sur place de capacités de radoub plus développées. » Il hésita. « Amiral de la flotte Geary, il y a une chose que je tenais à vous dire. Quand vous êtes arrivé dans ce système stellaire, vous auriez pu me crucifier. Vous montrer arrogant et me piétiner au vu et su du monde entier. Mais vous vous en êtes abstenu. Vous m’avez traité avec tout le respect et la courtoisie qu’aurait pu exiger votre supérieur hiérarchique. C’est pourquoi je me félicite de servir à présent sous vos ordres. Merci. »
La louange tout comme la référence à son tout nouveau grade embarrassèrent sans doute Geary, mais il se contenta de répondre par un sourire et un : « Je n’ai fait que mon devoir, amiral Timbal.
— Vous aviez le choix, rectifia Timbal. Quand la flotte partira-t-elle ?
— Dans deux jours, si les vaisseaux de renfort arrivent d’ici là.
— Ils devraient. »
Une fois l’image de Timbal disparue, Geary revint à l’hologramme de l’état de la flotte. Les ateliers de Varandal travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on avait déjà bouclé un nombre fabuleux de réparations, mais il fallait dire aussi que les vaisseaux de la flotte avaient essuyé d’effroyables dommages. Malgré tout, le croiseur de combat Incroyable avait bien mérité de son nom et retrouvé la forme en dépit de tous les dégâts subis sur le trajet de retour. Sous le commandement du capitaine Duellos, l’Inspiré avait également recouvré son aptitude au combat, même si toutes ses réparations n’auraient sans doute pas passé outre une inspection, et si Duellos lui-même affirmait que la majorité de ses spatiaux restaient légèrement traumatisés par le sort qu’avait connu son ancien commandant. Voir mourir son capitaine au combat est une chose, mais le perdre en raison de sa trahison en est une autre, tout à fait différente.
D’autres cuirassés et croiseurs de combat avaient eux aussi pratiquement recouvré leur pleine capacité, suffisamment, du moins, pour accompagner de nouveau la flotte. Tant qu’un vaisseau n’avait pas été taillé en pièces, il pouvait toujours être rafistolé, à condition toutefois de disposer des ressources suffisantes, et Varandal ainsi que les systèmes stellaires environnants avaient fourni le maximum de leurs possibilités.
Son regard s’attardant sur l’Orion, Geary se renfrogna. La prestation de ce cuirassé avait été rien moins que décevante, tant lorsqu’il était commandé par le capitaine Numos que par la suite. Le projet de Geary de disperser son équipage pour lui en attribuer un autre avait été contrecarré par tous les problèmes qu’auraient soulevés le transfert et la réaffectation de tant de spatiaux alors que tous s’échinaient à remettre leur bâtiment en état.
Il se demanda à quoi ressembleraient les commandants de ses nouveaux vaisseaux et jusqu’à quel point il devrait les reformater pour leur permettre de combattre à l’unisson avec le reste de la flotte. Dans le même ordre d’idées, il afficha les données relatives aux nouveaux croiseurs de combat de la classe Adroit en se demandant comment ils se présentaient. Il faillit asséner un coup de poing à son écran virtuel en parcourant ces informations. Sous le couvert de la création d’une nouvelle classe de bâtiments, l’Alliance avait réduit leur taille et leurs capacités en même temps que leur coût : ils étaient plus courts et moins massifs que l’Indomptable et ses frères, équipés de moins de lances de l’enfer réparties en un nombre inférieur de batteries, et également dotés de moins de missiles spectres, de mitraille et de mines. Au moins leurs capacités de propulsion semblaient-elles équivalentes à celles des croiseurs de combat antérieurs.
En prenant conscience des différences existant entre les nouveaux vaisseaux et les anciens, Geary comprit mieux pourquoi la flotte était à ce point mécontente du gouvernement. Tout en sachant combien l’Alliance avait été durement éprouvée par le coût des ressources exigées par l’effort de guerre, les capacités restreintes des vaisseaux de la classe Adroit lui inspiraient une colère noire.
Mais il savait qu’il lui faudrait combattre avec ce qu’il aurait sous la main. Cinq autres croiseurs de combat, même de qualité inférieure, n’en restaient pas moins cinq croiseurs de combat supplémentaires.
Il releva les yeux en entendant bourdonner l’alarme du sas de sa cabine. « Entrez. »
L’écoutille s’ouvrit à la volée et Tanya Desjani entra en trombe, un noir nuage au front.
Geary bondit sur ses pieds en la voyant claquer la porte et traverser la cabine à grandes enjambées pour se planter devant lui. « Que se passe-t-il ?
— Cette femme ! La politicienne ! Elle a fait monter un Syndic à bord sans même me prévenir ! »
Geary sentit poindre une migraine familière. « Pourquoi Rione a-t-elle amené un Syndic à bord ?
— Elle n’a pas daigné m’en informer ! » Geary n’avait jamais vu Desjani aussi remontée, offusquée qu’elle était par le mépris dans lequel on tenait ses prérogatives de commandant de l’Indomptable. « Je demande respectueusement que vous interveniez dans cette affaire, amiral Geary, puisque la sénatrice ne relève pas de mon autorité ! »
Pour l’heure Geary avait un bon million de problèmes à régler. Compte tenu de la mésentente qui régnait entre les deux femmes, il se doutait plus ou moins que Rione avait volontairement omis d’avertir Desjani, mais pourquoi ne lui en avoir rien dit à lui ? Il tendait déjà la main pour l’appeler quand l’alarme de son écoutille carillonna de nouveau. « Entrez. »