Desjani afficha d’abord son mécontentement puis hocha lentement la tête. « Nous avons besoin de tous les atouts disponibles dans la mesure où nous en savons si peu sur les extraterrestres. Et, s’il essaie de nous trahir, j’aime autant l’avoir sous la main, à portée de tir de l’arme chargée d’un fusilier de l’Alliance. »
Soixante heures plus tard, Geary ordonnait à la flotte de s’ébranler. Il regarda l’essaim de vaisseaux se rassembler en une seule et vaste formation qu’il avait préconisée pour cette étape du trajet. Hormis le brasillement de leurs principales unités de propulsion de poupe, les bâtiments évoquaient des squales de taille différente, sans doute légèrement plus courts et massifs que des requins en ce qui concernait les cuirassés, mais la comparaison venait aisément à l’esprit pour les autres unités. Ailerons équipés de senseurs et d’armes, et générateurs de champs de force, destinés à détourner les tirs, saillant de la surface incurvée des coques. Les petits requins agiles et rapides qu’étaient les destroyers gagnèrent promptement la position qui leur avait été assignée par rapport à l’Indomptable, tandis que les croiseurs légers, plus volumineux, se déplaçaient entre eux avec une souplesse presque équivalente. Les croiseurs lourds fendaient l’espace avec une placide autorité, trahissant par leur cuirasse, leurs armes et leur masse leur mission primordiale de tueurs des escorteurs ennemis.
Les cuirassés, eux, évoluaient comme les monstres qu’ils étaient, énormes Léviathans hérissés d’armement, certes plus lents et presque gauches en raison de leur taille titanesque, pourtant plus proches de l’invulnérabilité que tout ce que l’humanité avait lâché dans l’espace. Les croiseurs de combat progressaient tout autour, quasiment de la même taille que les cuirassés et lourdement armés eux aussi, mais plus sveltes et véloces puisqu’ils avaient troqué leurs protections contre une plus grande capacité à accélérer et manœuvrer.
Les prétendus auxiliaires rapides de la flotte occupaient pratiquement le centre de la formation. Uniquement « rapides » dans l’esprit de ceux qui les avaient baptisés ainsi, les auxiliaires n’étaient ni fuselés ni pisciformes. Leurs lignes massives et carrées évoquaient plutôt ce qu’ils étaient en réalité : de pachydermiques usines autopropulsées transportant des cargaisons de minerais bruts destinés à fabriquer des pièces détachées pour les réparations et de nouveaux missiles, cellules d’énergie, mines et mitraille pour remplacer ceux que les vaisseaux avaient épuisés. Au combat, ils étaient un souci de chaque instant, puisque incapables de manœuvrer aussi bien que les vaisseaux combattants et de se protéger eux-mêmes avec efficacité, mais, sans leurs capacités de réapprovisionnement et de réparation, jamais Geary n’aurait pu faire traverser l’espace syndic à la flotte de l’Alliance. Il espérait qu’il n’en aurait pas aussi cruellement besoin cette fois.
Les images des croiseurs de combat de classe Adroit retinrent un instant son regard et il dut se retenir de fixer son écran d’un œil furibard. Pas moyen de dire ce qu’un éventuel observateur pourrait penser de sa moue, et il savait d’expérience que tout le monde observait constamment les plus hauts gradés pour tenter d’appréhender leur comportement et les sentiments qui les traversaient sur le moment. C’était même là une des premières tactiques de survie qu’apprenait tout jeune officier un peu futé.
Mais il n’en voulait à personne de la flotte et son mécontentement n’allait au comportement d’aucun de ses vaisseaux. Il naissait plutôt de l’emploi qu’il avait fait quelques heures plus tôt d’un logiciel de la flotte pour piloter lui-même l’Adroit virtuellement. Geary s’était depuis longtemps résigné à ce que les vaisseaux de guerre ne fussent pas, dans cet avenir, de pures mécaniques d’horlogerie construites pour résister à des décennies de service. Ils étaient plutôt assemblés à la hâte, sans grand soin et souvent assez grossièrement. Un siècle de guerre s’était soldé par la construction de vaisseaux dont la trop courte espérance de vie ne justifiait pas de minutieuses finitions.
Mais ceux de la classe Adroit avaient encore aggravé cet état de fait ; c’était pire que ce qu’il avait cru comprendre en consultant les statistiques officielles de ces nouveaux croiseurs de combat. Quand l’avatar de Geary avait fait cet essai, il s’était trouvé contraint de dissimuler, au prix d’efforts encore plus douloureux, l’épouvante que lui inspiraient ses défauts de construction et les compromis passés dans sa conception, compromis qui avaient sans doute permis de gagner du temps et de faire des économies, mais en contrepartie de défaillances significatives. Il pouvait déduire des explications et excuses occasionnelles du capitaine Kattnig, relativement à l’équipement de l’Adroit, que son commandant était parfaitement informé des tares de son bâtiment, et que tout vétéran de son équipage en avait également conscience. Mais souligner ouvertement ses erreurs de conception et en faire une obsession n’aurait servi de rien. Geary s’était retrouvé dans cette situation où on lui livrait un équipement dont il savait pertinemment qu’il n’était pas à la hauteur, et où, contraint de l’accepter, il devait ensuite endurer avec son personnel les mauvaises notes et les critiques sévères d’équipes d’inspection apparemment persuadées que l’équipage d’un bâtiment était censé surmonter miraculeusement les nombreuses erreurs accumulées lors de sa conception, de sa fabrication et de ses essais.
Il avait donc mis le plus grand soin à dissimuler sa réaction à l’équipage car celui de l’Adroit n’aurait que trop aisément pris pour lui ce témoignage de désapprobation. Or rien n’aurait été plus éloigné de la vérité. L’équipage était avide de faire ses preuves, en même temps que déçu d’avoir raté le long trajet désespéré de retour que s’était appuyé le reste de la flotte, et bien décidé à briller aux yeux de Black Jack Geary. Le capitaine Kattnig connaissait le capitaine Tulev. « Nous avons servi ensemble sur le Décidé et reçu tous les deux notre commandement après la bataille d’Hattera. » L’espace d’un instant, les yeux de Kattnig s’étaient embués de nostalgie. « Il y a eu depuis de nombreux bâtiments et de nombreuses batailles, mais Tulev et moi sommes toujours là.
— Et je me félicite de vous avoir tous les deux sous mes ordres, avait répondu Geary. J’ai cru comprendre que l’Adroit n’a été armé qu’il y a deux mois.
— À peu de chose près, amiral. Mais nous sommes parés, avait insisté Kattnig. Nous pouvons suivre la flotte.
— Je n’en doute pas. » Geary s’était exprimé assez distinctement pour se faire entendre des spatiaux présents. « L’Adroit me fait l’effet d’un vaisseau de vétérans. Je sais que vous vous battrez bien. »
Le capitaine Kattnig avait opiné, le visage tendu « Et comment, amiral ! Aucun de nous n’a eu la chance d’endurer avec vous le long trajet de retour vers l’espace de l’Alliance, et nous le regrettons tous. »
Ce regret absurde arracha un sourire à Geary, mais il parvint à le transformer en une mimique de connivence. Il comprenait aisément que des spatiaux pussent souhaiter se trouver avec leurs camarades en de pareils moments. « Votre présence nous aurait sans doute été utile, mais au moins vous êtes là aujourd’hui.
— Le capitaine Tulev s’est honorablement comporté, ai-je cru comprendre, reprit Kattnig plus bas. Voire excellemment.
— Effectivement. Il est à la fois fiable et apte. Je me félicite de l’avoir eu à mes côtés.