— Content de l’apprendre. Tulev et moi avons été promus en même temps.
— Oui. Vous venez de me le dire.
— Vraiment ? Toutes mes excuses, amiral. » Le capitaine Kattnig avait regardé autour de lui comme pour étudier son propre bâtiment. « On dit que vous mettrez fin à la guerre. Cette campagne sera peut-être la dernière.
— Pourvu que les vivantes étoiles consentent à nous gratifier de ce bonheur…, convint Geary.
— Oui. Une très bonne chose. » Kattnig, néanmoins, n’en semblait pas tout à fait persuadé. « Je n’aurais pas pu accompagner la flotte, voyez-vous. Mon propre vaisseau, le Parangon, a été gravement endommagé pendant la bataille de Valsidia, de sorte que nous procédions à sa remise en état à T’shima.
— Je vois.
— Puis on l’a de nouveau précipité dans l’action pour défendre l’Alliance quand la flotte était… quand on ne pouvait plus compter sur elle. Nous avons été si grièvement touchés en défendant Beowulf qu’il a fallu le rayer des cadres.
— La bataille a dû être héroïque, laissa tomber Geary en se demandant pourquoi Kattnig semblait vouloir justifier son absence lors de l’attaque du système mère syndic par la flotte.
— En effet, amiral, en effet. » La voix de Kattnig n’était plus qu’un filet et son regard se perdit dans le lointain puis revint se poser sur Geary. « J’ai réclamé un autre bâtiment. Pour… Pour accompagner cette fois la flotte.
— La défense de l’Alliance pendant l’absence de la flotte était une tâche cruciale, répondit Geary d’une voix calme mais ferme. Sans elle, nous n’aurions trouvé que ruines et défaite à notre retour. Vous vous êtes bien conduit.
— Merci, amiral. Vous verrez que mon vaisseau en est tout aussi capable », promit Kattnig.
Geary avait fait tout ce qu’il pouvait pour maintenir un bon moral à bord de l’Adroit, mais son inspection lui avait par trop souvent administré la preuve que son équipage se battrait mieux que le bâtiment qu’on lui avait affecté. Certaines redondances exigées par les systèmes les plus critiques avaient été réduites, en deçà des marges de sécurité, les capacités de son armement amoindries par les coupes claires effectuées dans les câbles chargés d’alimenter en énergie ses lances de l’enfer et ses réserves de missiles, lesquelles contenaient moins de spectres alors que leur taille réduite aurait peut-être permis d’en embarquer davantage à condition de les disposer convenablement. Les senseurs aussi avaient perdu une bonne partie de leurs redondances et de leurs capacités, les bâtiments de la classe Adroit étant conçus pour dépendre de ceux d’autres vaisseaux. Ce qui sans doute était bel et bon lors d’un engagement de toute la flotte, mais cette lacune, dans un combat où un vaisseau de cette classe serait livré à lui-même, aurait suffi à l’handicaper. Geary ne pouvait même pas se permettre d’en envoyer un accompagné de seuls escorteurs, car les capacités des destroyers et croiseurs n’auraient pas entièrement compensé les insuffisances des senseurs de ces nouveaux croiseurs de combat.
La conception des vaisseaux de classe Adroit lui rappelait à nouveau à quel point la situation était mauvaise, et combien ce siècle de guerre avait sapé la base industrielle et économique des deux combattants, à tel point que même une civilisation interstellaire ne pouvait plus la maintenir. S’il ne réussissait pas à mettre un terme à la guerre, elle continuerait de se détériorer, de décrire une spirale de plus en plus rapide vers l’effondrement total, comme si le conflit était un trou noir aspirant l’humanité et tout ce qu’elle avait créé dans les étoiles. Il pouvait à présent comprendre le désespoir de Desjani, qui l’avait poussée à exiger qu’il lui promît de mener à bien une mission qu’elle croyait lui avoir été assignée par les vivantes étoiles. Et aussi l’espoir qu’il lisait dans le regard des gens qui le croisaient. Il se demanda combien ils étaient exactement à comprendre la pression que cette espérance faisait peser sur lui.
Desjani en avait conscience, elle. Il en avait la certitude. Assez pour lui offrir de lui sacrifier son honneur, du moins s’il le lui avait demandé, s’il lui avait laissé entendre qu’il avait besoin de cela. Sa propre réaction à cette proposition, son refus de lui infliger un tel déshonneur, lui avait donné la force de poursuivre. Peut-être les civilisations humaines s’écroulaient-elles, mais, tant que des gens comme Desjani continueraient de se battre et de croire, on pourrait nourrir l’espoir de mettre un terme à leur chute.
Il prit donc place dans le fauteuil de commandement, sur la passerelle de l’Indomptable, pendant que les vaisseaux de l’Alliance gagnaient la position qui leur avait été assignée puis que la flotte tout entière (des centaines de vaisseaux se déplaçant à l’unisson) accélérait vers le point de saut menant au système stellaire syndic d’Atalia.
Il se rendit compte que, sans rien savoir des pensées qui l’agitaient, Desjani l’observait. Du moins l’espérait-il. Elle donnait parfois l’impression troublante de lire dans son esprit. « Quoi ?
— Superbe spectacle, n’est-ce pas, amiral ? Je ne les avais encore jamais vus manœuvrer avec autant de grâce. Nous étions toujours beaucoup plus débraillés. Planter nos crocs dans l’ennemi, c’était la seule chose qui comptait. Pas de faire joli en formation. Nous ne nous rendions pas compte que l’un n’allait pas sans l’autre.
— Ils ont belle apparence, en effet. Ils sont très doués. Mais tous ne rentreront pas chez eux, fit-il calmement observer.
— Non. La dernière fois qu’ils sont tous rentrés chez eux date d’un siècle, amiral Geary. Peut-être allez-vous enfin changer cela.
— Si j’y parviens, je ne l’aurai pas fait tout seul, capitaine Desjani. »
La flotte sortit du système stellaire de Varandal. Tous les yeux la suivaient.
« Atalia sera notre première escale, confirma Geary aux officiers qui le regardaient. Nous adopterons la formation de combat avant le saut, bien que nous ne nous attendions pas à rencontrer dans ce système une opposition très farouche. Si les Syndics veulent absolument combattre là-bas, nous leur ferons ce plaisir. » La salle de conférence stratégique de la flotte semblait immense avec sa très longue table occupée par les présences virtuelles de tous les commandants de vaisseau. Y assistaient également, de surcroît, le fraîchement promu général d’infanterie Carabali, la coprésidente Rione et deux représentants du Grand Conseil : la corpulente sénatrice Costa et un sénateur du nom de Sakaï, qui ne s’était que très peu exprimé lors de la première entrevue de Geary avec le Grand Conseil.
La plupart des officiers de la flotte s’efforçaient de leur mieux d’ignorer l’existence de ces deux nouveaux politiciens, mais tous, sachant que Geary lui faisait confiance, traitaient Rione avec la plus grande courtoisie. Les commandants des bâtiments de la Fédération du Rift et de la République de Callas l’avaient toujours regardée comme leur représentante politique et défendue, mais même eux s’étaient félicités de n’avoir jamais eu à choisir entre elle et Geary.
Là où aurait dû se tenir le capitaine Cresida était assis un nouveau commandant de croiseur de combat : son « remplaçant » qui, pourtant, ne la remplaçait pas tout à fait. Mais au moins les capitaines Tulev et Duellos étaient-ils là, solides et fidèles au poste en dépit de leur présence virtuelle, ainsi que Desjani, quant à elle physiquement présente.
« Afin d’assurer la sécurité de nos plans, je ne vous donnerai d’autres instructions qu’à Atalia, poursuivit Geary. Vous laisser jusque-là dans l’ignorance ne me plaît pas plus que cela, mais il est essentiel d’en préserver le secret. »