— En admettant qu’un ramassis de civils consente à charger notre flotte », renchérit Geary, les yeux rivés sur les secondes décomptant le délai autorisé au Donjon pour s’écarter des cargos.
Compte tenu des secondes-lumière qui séparaient la flotte du Donjon des vaisseaux marchands, ils ne virent les explosions que trois secondes après. « Le réacteur des deux cargos les plus proches du Donjon vient d’être victime d’une surcharge, déclara la vigie des opérations. Le Donjon risque de se trouver à la lisière extérieure de la zone de danger et d’avoir subi des dommages.
— Ils croyaient pouvoir retourner votre propre ruse contre vous, se plaignit Desjani.
— Peut-être s’imaginaient-ils qu’un autre que l’amiral Geary était aux commandes… ou qu’il était soudain devenu complaisant », rectifia Rione.
Quoi qu’il en fût, les Syndics avaient légèrement modifié le stratagème du champ de mines improvisé à base de vaisseaux piégés employé par Geary à Lakota. « Placer leurs bâtiments sous contrôle automatique afin de les rapprocher de leurs cibles si celles-ci les évitaient n’était pas une mauvaise idée, fit-il remarquer. Il nous faudra ouvrir l’œil au cas où ce genre de tactique se répéterait.
— Les Syndics eux-mêmes ne sacrifieraient pas des vaisseaux opérationnels de cette manière, lâcha Desjani. Mais, dorénavant, si jamais un cargo cherche à m’approcher, j’aurai tendance à tirer la première. » Elle fixa l’écran en fronçant les sourcils. « Lieutenant Yuon, appela-t-elle. Les surcharges de réacteur de ces cargos syndics m’ont paru beaucoup plus violentes qu’elles ne l’auraient dû. Trouvez dans quelle mesure ils ont redoublé leur puissance et tâchez de découvrir comment ils s’y sont pris. » Elle lança à Geary un regard circonspect. « Si nous nous en approchons à portée de lance de l’enfer, ces machins risquent d’endommager nos vaisseaux.
— Entièrement d’accord. Ne prenons pas de risques. » En raison de l’appauvrissement de ses réserves, Geary avait hésité à faire usage des missiles spectres durant le long trajet de retour de la flotte, mais on avait de nouveau rempli les soutes à Varandal et, manifestement, c’était aux spectres qu’il fallait faire appel ici. Néanmoins, les cargos ne disposent que de boucliers capables d’arrêter les radiations ; ils n’ont ni blindage ni défenses, et ces cargos-là progressaient poussivement sur des vecteurs aisément prévisibles destinés à leur faire intercepter la flotte. Ordonner aux systèmes de combat d’assigner à un nombre suffisant de ses vaisseaux la mission de tirer chacun un spectre sur un de ces cargos pour le détruire n’était que l’affaire de quelques secondes. Mais, avant même que Geary eût enfoncé la touche « Exécution », un éclat de rire ravi de Desjani retint son attention.
« Les Syndics ont trop serré leur formation, s’expliqua-t-elle. Elle aurait sans doute été plus efficace si nous avions foncé droit sur eux, mais, dans ces conditions… » Elle s’esclaffa de nouveau en montrant son écran.
Les deux cargos qui s’étaient autodétruits en surchargeant leur réacteur s’étaient trouvés assez près de certains autres vaisseaux marchands pour que la déflagration déclenche aussi la surcharge du leur. En explosant, ils avaient à leur tour provoqué l’anéantissement de leurs voisins, et ainsi de suite en une espèce de réaction en chaîne.
Une onde de destruction en expansion déferlait à travers la masse des cargos syndics à mesure que leur champ de mines s’oblitérait lui-même dans une sorte de fureur fratricide. « Il me semble que nous pouvons économiser nos missiles », déclara Geary, puis la satisfaction que lui inspirait le spectacle de l’autodestruction du piège syndic se dissipa lorsque le Donjon émergea en titubant de la zone de dévastation créée par la surcharge des réacteurs des deux premiers cargos. Il ravala un juron en consultant les relevés des dommages automatiquement retransmis par le vaisseau blessé. Lorsqu’il avait pris conscience des explosions, le Donjon n’avait plus le temps d’y réagir et l’un des flancs de sa proue avait essuyé la déflagration de plein fouet. Geary frappa sur sa touche de communication plus violemment qu’il ne l’aurait dû. « Donjon, je veux le plus tôt possible un rapport d’avaries complet ainsi qu’une estimation du délai exigé par les réparations de vos unités de propulsion endommagées. » Il bascula sur un autre canal pour contacter le Tanuki.
Le capitaine Smyth, qui, à Varandal, avait remplacé à la tête de la division des auxiliaires un capitaine Tyrosian visiblement soulagée, lui répondit quelques secondes plus tard : « Oui, amiral ?
— J’ai besoin de votre inventaire des dommages infligés au Donjon et d’une estimation du délai demandé par ses réparations, expliqua Geary. Les premiers rapports laissent entendre que les avaries de ses systèmes de propulsion sont trop sévères pour qu’il y procède lui-même. Si tel est réellement le cas, je veux savoir combien de temps il vous faudra pour les remettre en état, suffisamment pour permettre à ce vaisseau de suivre la flotte.
— Certainement, répondit jovialement le capitaine Smyth. Je vous rappelle.
— Attitude un tantinet débraillée, même pour un ingénieur, fit remarquer Desjani.
— Certes, convint Geary. Mais il a l’air zélé et disposé à se plier aux ordres. Tyrosian faisait certes du bon boulot quand elle commandait à la division, mais elle n’a jamais aimé ça et donnait parfois l’impression d’être submergée.
— C’est un euphémisme.
— Commandant, les surcharges de réacteur étaient d’une violence supérieure de cinquante pour cent à celle qu’un cargo aurait normalement dû engendrer, annonça le lieutenant Yuon. Les analyses indiquent que les Syndics auraient bourré les soutes de ces cargos d’explosifs et d’accélérateurs de divers types.
— Ils voulaient nous avoir alors que nous nous croyions hors de la zone dangereuse, glosa Desjani. Ça ne nous posera plus de problème maintenant. » Elle sourit à la vue de l’explosion des derniers cargos à la limite extrême du champ de mines improvisé, à mesure que l’onde de destruction les atteignait ; il ne resta bientôt plus à leur place qu’un champ de débris en expansion. « Charmant spectacle, non ? Voir des vaisseaux syndics se faire mutuellement exploser, c’est encore plus jouissif que les tailler soi-même en pièces. »
Geary se contenta de lui retourner brièvement son sourire puis se concentra de nouveau sur la situation. Les vaisseaux de l’Alliance étaient déjà très éloignés du champ de débris et continuaient de creuser l’écart. Quant au Donjon, il était encore trop proche de la zone de danger mais serait sans doute en mesure d’éviter de se laisser rattraper. Maintenant qu’il avait anéanti les forces syndics rassemblées près du point d’émergence, Geary pouvait prendre le temps d’évaluer les autres défenses d’Atalia.
Soit bien peu de chose. Système stellaire situé sur la ligne de front, Atalia avait essuyé de nombreuses attaques au cours du siècle : ses défenses sur orbite fixe avaient été réduites à l’état de cratères, voire désintégrées aussi vite qu’elles étaient construites. Depuis le dernier passage de la flotte de l’Alliance, peu de temps auparavant, les Syndics avaient monté diverses défenses fixes, telles que des canons à impulsion électromagnétique établis sur des lunes, des astéroïdes et une nouvelle forteresse orbitale. En outre, quelques avisos, peu ou prou identiques aux destroyers de l’Alliance malgré leur taille plus réduite, stationnaient à proximité des autres points de saut d’Atalia. Le premier ramenait à Padronis, naine blanche dépourvue d’intérêt, et le second au système stellaire dévasté de Kalixa. Dans quatre heures environ, quand les images de l’irruption de la flotte parviendraient à ces avisos, l’un d’eux sauterait assurément hors du système pour apporter aux autres Syndics la nouvelle de l’arrivée de la flotte. Voire deux avisos si l’ennemi avait déjà tenté de rebâtir à Kalixa.